Les œuvres d’art sont-elles indissociables des musées ?

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est l’Église qui conserve le monopole des images. Regardez les guides de voyage de l’époque : les musées sont encore peu nombreux, et ils ne recommandent presque que des chapelles et des églises. Bien évidemment, l’art y est montré avec un dispositif particulier, hérité de la monstration des reliques : petits catalogues qui expliquent le lieu et l’histoire de la relique, illumination parcimonieuse à la bougie, au bon vouloir du sacristain, ce qui instaure un rapport de révérence à l’œuvre.

En parallèle de l’art religieux, on trouve également les « cabinets de curiosités » privés, rassemblés par l’élite, ainsi que les galeries de peinture. Comme leur nom l’indique, les galeries sont des espaces de passage, situés le plus souvent dans les palais, qui vont servir de lieu de réception et de diplomatie, et que les nobles vont garnir d’œuvres d’art pour symboliser leur puissance – je pense à la galerie de Fontainebleau, à celle des Orléans au Palais-Royal, aux Offices à Florence…

Quant au musée tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire un lieu d’exposition ouvert au public, il se développe essentiellement à partir du XVIIIe siècle. Avant l’ouverture du Louvre en 1793, on n’en compte qu’une trentaine à travers le monde, et ils sont essentiellement destinés à un public averti : les artistes. C’est là que les peintres aspirants viennent apprendre, recopier, se former. Durant la Révolution, lors de chaque décade [qui avait remplacé, dans le calendrier officiel, la semaine de sept jours de 1792 à 1806], le Louvre était d’ailleurs ouvert huit jours pour les peintres contre seulement deux pour le grand public.

À quoi ressemble un musée d’alors ?

On montre tout. Il n’y a pas vraiment de réserves, et tous les tableaux sont exposés, regroupés par écoles et en ordre chronologique. L’accrochage est extrêmement fourni, « cadre à cadre » : sur des murs peints en rouge pompéien, les tableaux occupent tout l’espace et sont presque collés les uns aux autres. Naturellement, un tel parti pris affecte le regard du spectateur. C’est à lui de faire son choix entre toutes les propositions, un peu comme lorsqu’il lit un journal ! Beaucoup de musées sont même dotés de balustrades, pour pouvoir s’appuyer et mieux regarder les plus petits tableaux.

Tout cela va changer au début du XIXe siècle. Une sorte de « révolution muséographique » débute aux États-Unis. Alors en plein essor économique, le pays va commencer à bâtir des musées. Mais à la différence des musées européens, ceux-ci vont chercher à s’ouvrir au grand public. La raison est notamment financière. La Constitution américaine empêche les pouvoirs publics de les financer. Les musées qui n’ont pas de mécènes deviennent donc payants, et entrent dans un rapport de dépendance au public. Ce public élargi suppose une simplification du dispositif : on imagine alors des parcours thématiques et didactiques, des panneaux explicatifs, des cartels… et on réduit le nombre d’œuvres exposées, pour n’en proposer qu’une petite sélection.

Et en Europe ?

Ce changement de paradigme atteint l’Europe pendant l’entre-deux-guerres, et se poursuivra jusque dans les années 1950. Les musées européens adoptent à leur tour cette tendance presque « hygiéniste » : les espaces sont allégés, rendus plus lumineux. Les murs sont repeints en blanc ou en crème. On masque les dorures et les moulures, quand on ne les détruit pas.

Bien évidemment, les évolutions artistiques et architecturales jouent un rôle important. Le modernisme, en particulier le Bauhaus, influence aussi bien le design des nouveaux musées que la réflexion sur le dispositif et la scénographie. Il introduit un dispositif de plus en plus minimaliste qui deviendra, après la Seconde Guerre le « white cube », cet espace d’exposition complètement « neutre », si critiqué aujourd’hui. Cette ambition de neutralité se poursuit pendant plusieurs décennies, évoluant en « black cube », un espace plongé dans l’obscurité où seules les œuvres sont éclairées.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Rappelons déjà que tout cela ne concerne que l’Occident. La muséographie japonaise est, par exemple, tout à fait différente, car les supports artistiques exposés – du mobilier traditionnel, des poèmes calligraphiés sur de longs rouleaux… – nécessitent un dispositif qui leur est propre. C’est la même chose pour les anciens pays du Pacte de Varsovie, qui ont un modèle de présentation bien à eux, reposant sur l’emploi du rouge et la typographie – le musée de la Révolution à Pyongyang, en Corée du Nord, dont on peut voir des images en ligne, reflète encore cette esthétique.

La tendance s’inverse en Occident depuis la fin des années 1980, période de grand engouement pour le musée – on pense aux Grands Travaux de Mitterrand. Dans un contexte influencé par le postmodernisme, on redécouvre les décors anciens. La National Gallery arrache ses faux-plafonds et révèle ses moulures, on restaure les galeries et on met en valeur leurs décorations… Il y a un plus grand respect du bâtiment d’origine.

« Avec le développement du néolibéralisme, les musées ont pris un tournant de plus en plus commercial »

En parallèle, on fait de plus en plus la part belle à la technologie. La lumière, par exemple, est au cœur des préoccupations : on cherche à se rapprocher de la lumière naturelle, et on expérimente beaucoup avec la fibre puis les LED qui ont considérablement révolutionné l’éclairage. La technologie est bien évidemment aussi au service de la médiation et de la pédagogie : l’audio et la vidéo sont désormais omniprésents et tendent à remplacer les textes…

Le regard du public évolue-t-il avec ces tendances ?

La manière dont le visiteur « voit » s’est entièrement transformée. On se souvient de la formule du philosophe Marshall McLuhan : « Le médium est le message. » C’est-à-dire qu’il y a un conditionnement par le médium de notre regard. Jusque dans les années 1960, cela passait encore par la lecture. C’était donc tout naturel de proposer au spectateur des cartels et des notices. Aujourd’hui, on est bien plus conditionné par l’image, et notamment l’image animée, et par le petit écran. La plupart des spectateurs voient les œuvres à travers leur smartphone. Leur regard cherche ce qui est photogénique…

Cela a-t-il un impact sur la manière dont on conçoit une exposition ?

La vague des « pop-up museums » illustre bien cet impact : musée de l’illusion, de la crème glacée, des sucreries… Des lieux très commerciaux et très lucratifs, qui proposent des décors originaux dans lesquels les gens peuvent se mettre en scène. Ce phénomène déborde aussi dans les musées plus traditionnels. De plus en plus d’expositions d’art sont conçues avec le format « réseaux sociaux » en tête : arrière-plans colorés, détails accrocheurs que l’on peut saisir en une photo…

Cette évolution du regard sur l’art est-elle un appauvrissement ?

Il faut bien reconnaître qu’une bonne partie des touristes qui viennent visiter le Louvre aujourd’hui ne sont pas là pour regarder une œuvre particulière, mais plutôt pour se promener et faire une « expérience » globale. Est-ce un appauvrissement ? Difficile à dire. Les regards changent, les jeunes générations n’ont pas le même bagage culturel que les précédentes, le contexte des tableaux classiques leur parle certainement moins – qui sait aujourd’hui à quoi Les Noces de Cana font référence ? L’expérience artistique est donc différente.

« Il faudrait sans doute intervenir beaucoup plus, à commencer par s’interroger sur le transit des œuvres dans le monde entier, et sur les déplacements de ces millions de touristes »

Cela étant dit, aujourd’hui comme hier, les musées sont toujours fréquentés par plusieurs types de publics qui s’entremêlent : ceux qui sont là pour passer un moment de sociabilité, ceux qui sont là pour apprendre, ceux qui sont là pour vivre une expérience quasi religieuse… Cela n’a pas changé, même si les proportions ont varié.

Le public des musées a-t-il augmenté ?

Oui et non. Dans les faits, la fréquentation globale des musées français par les Français eux-mêmes n’a augmenté que d’un ou deux pourcents depuis les années 1970. En revanche, les flux touristiques ont évolué. Ce qui a changé, ce sont les musées dit « superstars », ou « musées millionnaires ». Leur développement va de pair avec celui du néolibéralisme, qui a vu les musées prendre un tournant de plus en plus commercial pour pallier le moindre investissement de l’État. Il faut gagner de l’argent, on commence donc à investir dans le marketing, à favoriser des expositions blockbuster, à travailler sur l’image… Le Louvre, Orsay, Versailles… une dizaine de musées en France totalisent à eux seuls la moitié des entrées, et le Louvre représente un sixième de l’ensemble. Leur fréquentation ne cesse d’augmenter, au rythme du tourisme international. S’il y a une massification, elle est en tout cas très sélective. Faut-il s’en réjouir ? Alors que les 1 200 autres musées de France ont une fréquentation nettement plus faible ?

Comment ces musées réagissent-ils au défi écologique ?

Là aussi, c’est complexe. Officiellement, les musées travaillent à réduire leur empreinte, par exemple en recyclant les matériaux des expositions temporaires. Certains mettent aussi l’accent sur l’éducation et la conscientisation, notamment dans les écomusées et les musées de société.

Mais tout cela ne représente pour l’instant pas grand-chose. Si l’on voulait vraiment changer quelque chose, il faudrait sans doute intervenir beaucoup plus, à commencer par s’interroger sur le transit des œuvres dans le monde entier, et sur les déplacements de ces millions de touristes. En vérité, ces grands musées demeurent un enjeu de pouvoir, de tourisme et de diplomatie, de croissance. Les militants environnementaux qui s’y sont attaqués l’avaient d’ailleurs bien compris ! Leur fonctionnement est intrinsèquement lié à une logique d’accumulation de richesses, qui est l’antithèse de l’écologie. C’est peut-être là que notre réflexion doit débuter. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & MANON PAULIC

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