Ce n’est pas tous les jours qu’un ami s’apprête à publier un futur best-seller. L’ami, c’est Thomas Schlesser. Nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, alors que nous partagions le même bureau à l’École polytechnique. Un coup de foudre amical nous a instantanément liés, et nous ne nous sommes plus quittés. Entre Paris et Nice, nous partageons nos enthousiasmes, nos amis, nos indignations, nos nuits d’ivresse et (parfois) nos désaccords. Thomas navigue dans l’histoire de l’art comme moi dans la science politique : en passionné, persuadé qu’il ne s’agit pas là de simples objets d’études, mais que l’art et la politique sont des manières de révéler le monde dans sa beauté et dans sa conflictualité, des sources de curiosité infinie. D’où mon peu de surprise lorsque, voici quelques années, j’ai aperçu les lignes d’un roman sur son ordinateur, laissé ouvert sur notre bureau commun. Je dois avouer ne pas y avoir prêté beaucoup d’attention à l’époque, avant que la nécessité de finir le fameux roman ne devienne une raison de moins nous voir durant quelques mois. J’ai plus tard suivi les pérégrinations de ce manuscrit orphelin, le refus de l’éditeur des livres académiques de Thomas, craignant de perdre du crédit en présentant à son comité de lecture un ouvrage qu’il jugeait indigne d’être publié dans une illustre collection où tant de chefs-d’œuvre sortent chaque année dans un silence assourdissant. Je me suis réjoui, bien sûr, de son acceptation par une maison tout aussi prestigieuse, qui croyait au destin des Yeux de Mona, puisque c’est de ce livre qu’il s’agit.

Un tel engouement révèle la dimension la plus positive de la culture de masse

Cette histoire d’un premier roman qui tente sa chance, comme il en existe des centaines par an, était à ce stade banale. Mais elle le devint moins lorsque j’appris que Les Yeux de Mona avait été acheté très rapidement par plusieurs éditeurs étrangers et s’apprêtait à sortir en trois langues le même jour. Les choses évoluèrent à une vitesse fulgurante : d’une traduction en trois langues, on passa en quelques mois à cinq (dont le chinois), puis à dix, puis à vingt. Thomas m’a lu les lettres émues et admiratives des traducteurs et des éditeurs du monde entier lui disant leur émotion, et lui racontant comment Mona, l’héroïne de son roman, les accompagne depuis la lecture de son manuscrit. Le livre est aujourd’hui en cours de publication dans vingt-six langues pour une diffusion dans une cinquantaine de pays, permettant à l’éditeur de placarder sur la couverture un bandeau enthousiaste vantant le « roman français qui a conquis le monde »… Tout cela alors même que le livre n’est pas encore sorti !

Depuis, pas un jour ne passe sans qu’un événement vienne alimenter la chronique d’un succès attendu : des tournées dans toute l’Europe, mais aussi en Chine, au Japon et aux États-Unis prévues pour les deux ans à venir, des studios de cinéma qui essaient d’acheter les droits d’adaptation (« On hésite entre Alain Chabat et Bertrand Bonello pour la réalisation », a-t-il été annoncé à l’éditeur pour l’appâter), un lancement au musée d’Orsay devant un aréopage de journalistes internationaux. Et la comparaison, récurrente, avec Le Monde de Sophie, ce best-seller philosophique de l’auteur norvégien Jostein Gaarder avec ses quarante millions d’exemplaires vendus.

On a tort de penser que le succès ne serait qu’une recette pour produits culturels manufacturés

Du point de vue de son auteur, on pourrait penser que la perspective de faire le tour du monde avec un tel livre soit une bénédiction, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un premier roman. Qui ne se réjouirait pas d’accomplir le rêve de tant d’écrivains : produire un livre ayant une petite chance de devenir un point de rencontre entre les amoureux de littérature et d’art aux quatre coins de la planète ? Les grands événements engendrent pourtant des émotions inattendues. Après l’incrédulité et une certaine joie de voir un travail ayant occupé une décennie de sa vie reconnu par les éditeurs du monde entier, c’est l’anxiété qui aura été la compagne de mon ami depuis plusieurs mois : peur de déplaire, d’engendrer des jalousies dans un milieu qui n’en est pas exempt, peur de la dépossession d’un objet longtemps gardé uniquement pour soi. Peur de devoir apparaître publiquement, de se travestir, lui qui cache sa profonde sensibilité derrière un masque de jovialité doublé de bouffées délirantes, tandis que son livre, lui, est teinté de la mélancolie de l’enfance et porte en lui la mémoire d’un deuil.

Après tout, cet enchaînement pourrait bien ne jamais mener au triomphe planétaire promis. Les familiers du monde de l’édition savent que ce type d’emballement survient tous les trois ou quatre ans, et que le succès peut être de courte durée. Il n’en reste pas moins qu’il y a quelque chose de mystérieux dans la fascination soudaine pour une œuvre. Machine marketing et logique capitalistique d’entreprises qui parient sur le succès par esprit moutonnier, diront les cyniques ? C’est possible, mais ce n’est pas une explication suffisante. Il faut que quelque chose se passe pour qu’un roman – ou une chanson, ou un film, ou quelque production artistique que ce soit – touche à ce point le public dans le monde entier. Un tel engouement révèle la dimension la plus positive de la culture de masse : celle d’un besoin de communion autour d’une émotion partagée, d’une histoire universelle. On a tort de penser que le succès ne serait qu’une recette pour produits culturels manufacturés. Je préfère penser à une combinaison de facteurs pour parvenir à une œuvre juste : un mélange de sensibilité, d’intelligence et de poésie, porté par une personnalité qui met son talent et son authenticité à parler d’un sujet qui le touche profondément. Voir, dans ce premier vingt et unième siècle, un livre dont les héros sont Raphaël (pas le chanteur), Titien, Matisse, Monet ou Duchamp connaître un tel engouement a quelque chose de réjouissant et de délicieusement incongru. Son succès attendu tient peut-être à l’idée que nous avons trop longtemps cru que les œuvres d’art n’intéressaient que superficiellement les foules, hormis pour les photographier à la va-vite dans des musées devenus plateformes touristiques. En réalité, nous sommes pour la plupart fascinés par l’art mais nous ne savons qu’en faire. En proposant un mode d’emploi pour comprendre ce que les œuvres nous apportent et les leçons qu’elles nous enseignent, Les Yeux de Mona emplissent un vide qu’il fallait combler. N’est-ce pas cela, avant tout, qui pourrait justifier le succès qu’on lui souhaite ? 

Vous avez aimé ? Partagez-le !