Comment, selon vous, faut-il – ou peut-on – regarder une œuvre d’art ?

Je vais vous citer une phrase de Cézanne que j’adore : « Il faut aller au Louvre par la nature et revenir à la nature par le Louvre. » Ce que veut dire l’artiste ici, c’est qu’entre l’œuvre d’un musée et le monde environnant, il y a une boucle de rétroaction positive. Vous saurez en somme apprécier un tableau en regardant attentivement le monde qui vous environne et vous saurez mieux regarder ce monde à force d’avoir apprécié des tableaux. Et puis il y a une autre dialectique : celle de ce que l’on sait et celle de ce que l’on découvre, symbolisée dans mon roman par Henry, le grand-père érudit, savant, expérimenté et Mona, sa petite-fille ignorante, naïve. Entre eux, les échanges abondent. Nous devrions essayer de convoquer sans cesse ces deux pôles dans notre esprit et y faire converser, voire converger ces voix alternatives, en tressant nos réflexes d’enfant avec nos connaissances, et en exerçant notre regard critique sans sacrifier nos émotions dites spontanées, lesquelles nous mènent au chemin de l’analyse et du plaisir contemplatif. Bien qu’il ait deux hémisphères, notre cerveau est unique. Le sentiment et l’intellect s’y interpénètrent tout le temps.

En quoi la fréquentation de ces œuvres peut-elle nous aider à vivre ?

Permettez que je passe par un exemple que vous retrouverez dans le roman. Whistler, né aux États-Unis, a peint un très célèbre portrait de profil de sa mère, dans des nuances de gris et de noir. Le tableau est conservé en France mais, pendant la grande crise des années 1930, la France accepte de le faire voyager outre-Atlantique, en 1934. La toile part de New York et fait une tournée nationale. Et les Américains, subjugués, l’érigent en icône de la dignité maternelle pendant cette crise terrible. Ils y trouvent une figure de stoïcisme à laquelle s’identifier. Si vous allez aujourd’hui dans la petite ville d’Ashland, vous trouverez même une sculpture monumentale tirée du tableau de Whistler, sur le socle de laquelle est écrit : « A mother is the holiest thing alive. » « Rien au monde n’est plus sacré qu’une mère »…

Peut-on assigner à l’art une mission d’éducation, ou est-il d’abord un lieu de liberté ?

Je redoute l’idée d’une éducation directe, qui s’apparenterait à de la propagande ou à du dogmatisme. Mais disons que, pour n’importe qui, l’art offre des échappatoires devant une réalité souvent laide, noire, uniforme. Je crois dans les forces émancipatrices de la beauté. Politiquement, l’art entretient de surcroît une certaine autonomie d’esprit. Je ne parle pas seulement de ceux qui le pratiquent, mais aussi des publics. Au musée, personne ne peut contrôler ma connivence avec une œuvre dont je ne sais plus tout d’un coup si le contenu est un propos, une divagation, une affabulation, un récit, une bonne ou mauvaise idée à laquelle je suis libre d’adhérer ou non. Même dans la discussion, souvent très élémentaire, « j’aime / je n’aime pas », se joue quelque chose de salutaire : une conflictualité à gérer, comme un embryon de démocratie.

Qu’avez-vous pensé des annonces récentes du président Macron sur l’enseignement de l’histoire de l’art qui doit être accru ?

Je vais vous étonner et à nouveau décevoir certains de mes collègues. Je ne suis pas franchement partisan de l’enseignement de l’histoire de l’art au collège ni au lycée. J’ai donc eu un sentiment ambigu en écoutant les annonces récentes du président, car les volumes horaires ne sont pas extensifs et la question est plutôt de savoir : que sacrifie-t-on pour ajouter de tels cours ? Or je pense qu’il faut, pour l’heure, absolument privilégier les fondamentaux et notamment l’histoire, la langue, les mathématiques. Ce sont les bases indispensables pour faire ensuite convenablement de l’histoire de l’art.

Que racontent les œuvres du passé, et le regard d’aujourd’hui peut-il les appréhender ?

Les œuvres du passé nous offrent d’abord un constat tout bête mais tellement crucial… c’est qu’il y a un passé. Ce passé est un passé en images, un passé tangible, un passé accessible, dont on peut se saisir et qu’on peut traverser, presque toucher. De plus, dans cette remontée du temps, les musées déploient des faisceaux de passés pluriels, avec leurs nuances respectives, leurs contradictions, leurs contrastes. Je vous donne un exemple : la fin du XVIIIe siècle, c’est l’austérité politique et révolutionnaire de David qui s’inspire lui-même de l’idéal antique dans son Serment des Horaces ; mais ce sont aussi des moments d’intimité, de complicité, des scènes d’animaux qui jouent ou d’objets qui traînent, comme dans L’Élève intéressante de Marguerite Gérard, où l’on voit une femme se délectant d’une estampe réalisée par son maître Fragonard, parmi tout un bric-à-brac… Notre époque est très sensible aux confrontations mémorielles. Eh bien, je pense que l’art du passé est un bon moyen de vérifier qu’il y a de nombreuses mémoires qui coïncident.

« Dans mon roman, le personnage du grand-père relève un défi un peu fou : expliquer Christian Boltanski ou Marina Abramović à une enfant de 10 ans »

Pour autant, l’art ne se contente pas de refléter une époque ou d’en témoigner, comme le dit le cliché. Les artistes racontent l’histoire, certes. Ils y participent aussi grandement. Leurs œuvres façonnent des ordres culturels communs, des visions, des rapports au monde et, souvent, contribuent à faire bouger les lignes. Dans mon roman, le grand-père conduit Mona devant une œuvre de Rosa Bonheur qui représente une scène de labourage au milieu du XIXe siècle. Il lui explique combien l’artiste aimait les bêtes et lui dispense la leçon suivante : « L’animal est ton égal. » La prise de conscience de la condition animale, question qui m’est très chère, avec ses innombrables implications morales et environnementales, doit une part de son succès récent à l’évolution des représentations qui en ont été données depuis cent cinquante ans. 

Que faut-il comprendre d’une œuvre ?

Fiez-vous à votre propre vécu : il est à peu près le même pour tout le monde. Face à une œuvre qui nous plaît, il y a d’abord quelque chose qui nous appelle et, c’est vrai, quelque chose qui nous frustre, parce qu’une grande part du sens de ce qui est sous nos yeux nous échappe. Une œuvre est pleine de trous. Et là, il ne faut pas se leurrer : pour combler ce vide entre nous et elle, des connaissances sont indispensables. Parfois, une rapide information sera très bénéfique. Si je vous dis par exemple devant un bronze de Camille Claudel que les personnages en sont le sculpteur Rodin, l’autrice elle-même et la femme de Rodin qui, sous les traits de la vieillesse, arrache son mari à son amante désespérée, ces quelques mots d’explication vous feront gagner un temps fou pour en goûter toute la dimension tragique. Mais parfois, c’est beaucoup plus long, et il est difficile par exemple d’aborder des productions conceptuelles, comme un ready-made de Duchamp ou une installation de Louise Bourgeois, sans recourir à de la contextualisation. Dans mon roman, le personnage du grand-père relève un défi un peu fou : expliquer Christian Boltanski ou Marina Abramović à une enfant de 10 ans. Et vous savez quoi ? Elle comprend !

Mais comprend-on les œuvres comme avant ?

Il y a des chefs-d’œuvre qu’on ne peut plus regarder de la même façon, évidemment. Jusqu’au XIXe siècle et à l’invention des antalgiques, les corps, même pour ceux qui avaient des privilèges de classe, souffraient continûment et collectivement. La figure consolatoire du Christ en croix avait alors une portée très directe. Les progrès merveilleux de la médecine en l’espace de deux cent cinquante ans, et la prise en considération du traitement de la douleur, jusqu’au seuil de la mort – un débat très vif en ce moment –, ont fatalement rendu l’archétype de la Passion bien moins parlant pour une large partie de la société. Alors même que cette thématique est archi-dominante parmi les collections d’art ancien en Occident… C’est un intéressant paradoxe, je trouve, d’autant qu’il est propre à la culture et l’iconographie chrétiennes.

Existe-t-il encore aujourd’hui un art d’avant-garde ?

Une petite histoire, si vous le permettez : en 1910, il y eut un canular célèbre de Roland Dorgelès. Il voulait se moquer des avant-gardes de l’époque : il signa, sous pseudonyme, un manifeste parodique de l’« excessivisme » et ensuite, il exposa un Soleil couchant de très faible facture qui trouva quand même acquéreur. Puis il révéla sa farce : c’était un âne qui avait peint le tableau avec sa queue ! C’est révélateur de la lassitude de cette époque devant l’abondance des avant-gardes autodéclarées, un vivier dans lequel avaient germé par exemple le fauvisme ou le cubisme. Et on a pu croire que ce serait le début de leur fin. Grave erreur. Il n’y en a jamais eu autant qu’aujourd’hui. Encore faut-il aller les chercher, et parfois dans des zones aveugles, dans d’autres pays, dans des lieux alternatifs et d’autres médias : le jeu vidéo, par exemple, où l’expérience esthétique est réinventée de fond en comble. Si l’« œuvre d’art totale » de Wagner se réincarnait au XXIe siècle, ce serait dans le monde numérique, je pense. 

L’art apporte-t-il la consolation ?

Je vais vous faire une confidence : il y a vingt ans, quand je préparais ma thèse, je n’aimais pas l’idée que l’art soit perçu comme l’agent d’une consolation, d’une réparation ou d’un réconfort, et je ne jurais que par cette phrase de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience. » Mais, avec le temps, j’ai un peu changé. Je pense que l’art nous réconforte parce qu’il matérialise sans cesse une valeur cardinale : la liberté. Notre époque voit celle-ci attaquée de toute part, à droite, à gauche, au centre. Le réconfort, pour moi, c’est par exemple de constater que Kazimir Malevitch s’obstinait à défendre une abstraction radicale, alors même qu’il n’avait plus droit de la peindre dans l’URSS du réalisme socialiste. Malevitch avait peint Carré noir sur fond blanc en 1915. Une telle démarche artistique était censurée sous Staline. Pourtant, malgré les intimidations, il continuait de signer d’un petit carré noir sur fond blanc dans un coin du tableau. Toutes les prises de risque, même les plus discrètes, sont bonnes à saluer et à garder en tête. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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