Enfant, vers l’âge de 7 ou 8 ans, j’ai été fascinée – au sens propre – par la peinture, sans que je me souvienne quel tableau précis a provoqué cela. C’était dans une très longue galerie, au Louvre ou au Grand Palais. J’ai commencé à dessiner, mal mais beaucoup, j’adorais ça. J’étais confrontée à de la peinture classique, européenne. Cet effet de reproduction me semblait un miracle. J’étais surtout fascinée par la représentation de la peau, de la chair. Toutes les couleurs différentes qui les composaient, avec cette sensation de clarté, de carnation. J’y voyais de la magie, n’ayant aucune idée de comment c’était fait. Je voyais immédiatement un mystère. En même temps que je recevais les images face à la peinture, je me suis demandé comment c’était fabriqué. Comment font-ils pour représenter ces peaux ? S’interroger était sans doute la première étape de ma recherche.

Je suis longtemps restée dans une grande ignorance de la peinture, même si je connaissais les grands classiques. J’ai vu des formes à la Fiac quand j’avais dix ans. C’est à l’adolescence que j’ai compris qu’être artiste était un choix à la fois effrayant et vertigineux. J’ai d’abord essayé de ne pas m’y engager, en m’orientant vers la scénographie, puisque j’aimais le théâtre, la sculpture, la peinture. Je voulais tout mélanger, aborder la question théâtrale du côté plastique. J’ai commencé finalement l’architecture comme on fait son droit, par angoisse, pour avoir un diplôme… Puis j’ai abandonné au bout d’un an pour préparer les Beaux-Arts. J’ai osé faire mon coming out pictural ! Et c’est après ces études que j’ai commencé la sculpture.

« Je n’ai pas envie de susciter un questionnement autour du sens mais autour du lieu et de la rêverie que cet espace engendrera. »

Comme artiste, je crée des espaces qui ne nécessitent pas d’être forcément accompagnés dans la salle de textes explicatifs. J’aime réaliser des œuvres qui donnent envie de rentrer à l’intérieur, comme Panorama au Louvre ou Beaupassage. Il y a certaines œuvres qu’on peut traverser – celles que j’ai présentées au musée de la Chasse, par exemple. Je n’ai pas envie de susciter un questionnement autour du sens mais autour du lieu et de la rêverie que cet espace engendrera. Ce qui me touche le plus dans ma relation aux œuvres, c’est d’être dans un état de contemplation. C’est cet état que je cherche à provoquer chez le visiteur. Voilà pourquoi je sature mes sculptures de détails. C’est mon côté laborieux, très féminin, j’en fais des tonnes pour capter l’attention, je surcharge, je crée donc un lien avec l’invisible, car on ne pourra pas tout voir.

On voudrait trouver un sens à l’art, dans un esprit trop efficace, un sens immanent, touchant au sublime, ou au fait qu’il nous soignerait. Or, c’est pour moi très concret : l’art est une chose que l’humain sait faire. Par exemple, les très jeunes enfants se balancent en entendant un rythme et très rapidement se saisissent du geste et de la graphie. Nous pouvons parler, nous pouvons courir mais nous ne pouvons pas voler. Nous sommes des animaux capables de faire de l’art, de toute éternité, ou presque.

Ceux qui découvrent mon travail le regardent parfois comme j’aimerais qu’ils le regardent : il leur offre un moment de retour vers soi, leur donne accès à un espace d’intériorité pour commencer à rêvasser, à déambuler. Ils ont en tête des références multiples. Certaines que j’avais aussi, d’autres pas. On me parle souvent d’Angkor, de tous les mondes ensevelis. Beaucoup de jeunes me parlent de jeux vidéo. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi. Ces univers doivent créer des lieux imaginaires, des communautés utopiques qui s’inspirent à la fois de la ruine, du passé, et d’une forme réinventée qui joue avec l’architecture. Quand on veut inventer un endroit, on part du réel pour le transformer en un monde recomposé. Je pense aux peintures de caprices, un sous-genre de l’art – j’adore les sous-genres ! Ce sont des vedutte des xviie et xviiie siècles, des vues qui reprenaient de vraies ruines en les mêlant à des fausses et recomposaient un paysage imaginaire appelé « caprice ». D’ailleurs, j’ai baptisé une de mes sculptures Capriccio.

« La forêt est un fourre-tout incroyable. Elle nous relie à l’imaginaire, aux contes, aux synapses du cerveau »

Une œuvre de grande taille me prend des mois. On ne l’assemble entièrement qu’à la fin et c’est seulement à ce moment-là que je peux voir le résultat, alors, entre-temps, je dois le rêver pour avoir la patience d’attendre. J’ai un paysage mental que je relie à beaucoup de choses vues. J’ai des livres, des images, des lieux qui sont des panthéons personnels que je n’ai pas encore visités, ou seulement récemment, comme le théâtre olympique de Vicence ou le jardin de la Quinta da Regaleira à Sintra, près de Lisbonne. J’ai deux façons d’aborder l’art et les œuvres : il y a celles qui nourrissent mon travail directement, sont des sources d’inspiration, et celles que je ne relie pas du tout à mon travail, face auxquelles je deviens une pure amatrice. Aimer l’art et regarder des choses éloignées qui nourrissent ma pratique.

Mon obsession pour la nature, en particulier la forêt ? C’est une grande énigme : quand un sujet nous attrape et qu’il ne nous quitte plus, c’est qu’on n’a pas toutes les réponses, sinon on s’en lasserait. La forêt est un fourre-tout incroyable. Elle nous relie à l’imaginaire, aux contes, aux synapses du cerveau, en même temps elle parle de l’inconscient, de la psychanalyse. Si aujourd’hui nous portons un tel intérêt aux arbres, ce n’est pas seulement que nous sommes conscients du réchauffement climatique et du rôle des forêts. C’est aussi en raison de la quantité de connaissances nouvelles disponibles sur cet environnement fondamental. Partout où il existe des forêts, celles-ci jouent un rôle constitutif dans la culture – on se chauffe, on se loge, on se nourrit par elles. Ce qui est fascinant et qu’on dit peu, c’est que la forêt n’est pas immobile. Et, grâce aux arbres, dès le commencement de l’aventure humaine, nous avons construit des bateaux ; c’est donc grâce à eux que, pour notre bonheur ou notre malheur, nous nous connaissons tous sur la planète.

En choisissant pour support de création le carton, qui se caractérise par sa fragilité, je raconte comment produire de l’art aujourd’hui. Les œuvres que je voudrais réaliser, par leur taille ou leurs matériaux, on n’a plus les moyens de les faire. Le choix du carton permet de relever ce défi, une façon de dire : rien n’empêche jamais. C’est aussi un matériau à la fois mou et rigide. Il a la bonne résistance et la bonne souplesse. Il me permet de créer de grands formats, ce qui a longtemps été un tabou de la pratique féminine en art. Je le fais en m’adaptant. Je mets aussi des grottes partout, qui sont des symboles sexuels féminins assez forts, je m’en rends compte. Les espaces que je crée sont aussi très archaïques, des espaces de fécondation possible. Tout ce qui se fabrique se transmet bien mieux que ce qui se pense et ce qui se dit. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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