Il suffit de passer un moment sur les barrages pour comprendre que la crise actuelle revêt un caractère existentiel. La colère dépasse les revendications dénonçant les trop faibles revenus. Imagine-t-on un pays sans paysans ? Le vertige est philosophique et la contradiction étymologique : les pays, avant de se former en États, ont été des espaces ruraux. Quelles que soient les cultures et les civilisations, les territoires ont été structurés par la capacité des habitants à comprendre et à valoriser leur environnement. Nombre de cosmogonies et de religions monothéistes se sont construites autour des mythes agraires. C’est pourquoi je n’ai jamais séparé culture et agriculture, j’aime parler de société agri-culturelle. L’agriculture est constitutive de l’humanité. Imaginer la détruire, c’est vouloir détruire l’humanité en même temps que le vivant et la biodiversité. Comment ose-t-on demander à ceux qui nous nourrissent de travailler jusqu’à 70 heures par semaine sans qu’ils gagnent décemment leur vie ?

« Détruire l’agriculture, c’est vouloir détruire l’humanité »

Il y a trente ans, nous avions lancé l’alerte contre la signature des accords du Gatt sur les tarifs douaniers et le commerce, qui posaient le postulat que l’agriculture était un produit de marché comme un autre. Cela s’est traduit par des accords de libre-échange comme celui signé en novembre avec la Nouvelle-Zélande, qui terrifie à juste titre les éleveurs européens d’ovins déjà exsangues (on évoque des importations équivalentes à la moitié de la production française) ou celui actuellement négocié par l’UE avec le Mercosur (communauté économique qui réunit la plupart des pays d’Amérique du Sud).

Le secteur de l’agroalimentaire, toujours plus puissant, pousse à la signature de ces accords qui se traduisent par des concurrences déloyales entre des productions à bas coûts, sans normes environnementales, et des agricultures européennes plus encadrées. Phénomène sans précédent à l’échelle de l’humanité, les agricultures vivrières et les productions nourricières sont menacées. Je crains que ne soit entamé le processus mortifère d’une transformation ontologique du rôle de l’agriculture qui ne serait plus une activité ayant pour but de faire vivre des communautés, mais un système de production de biens de consommation et de spéculation.

« Il est piquant de remarquer qu’à la différence des Verts et de la gauche, l’extrême droite, la droite et les libéraux ont voté à Bruxelles cette nouvelle PAC qu’ils critiquent à Paris. »

L’agriculture est la variable d’ajustement du commerce mondial : ouvrons nos frontières aux poulets brésiliens gavés d’antibiotiques, à la viande de bœuf nourrie au soja dans les zones déforestées d’Amazonie, pourvu qu’on puisse exporter en masse nos avions, nos automobiles, nos produits de luxe ! En 1999, quand nous avions démonté le McDo de Millau, nous refusions déjà cette viande issue d’élevages dopés aux hormones, qui avait été interdite par l’Europe, mais acceptée par le tribunal de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, qui considérait que ces interdictions étaient des atteintes à la liberté du commerce.

Sur les barrages, on entend surtout parler de ces questions de bas revenus et d’importations sauvages, mais la FNSEA, fidèle à sa ligne productiviste, essaye de détourner l’attention en pointant du doigt les normes environnementales. Il ne faudrait pas oublier que le Pacte vert européen est toujours en discussion, on parle donc de normes qui ne sont pas encore appliquées. L’origine du malaise me paraît plutôt se trouver dans cette nouvelle Politique agricole européenne mise en place en 2021, une réforme qui distribue 80 % des aides à 20 % seulement des agriculteurs : agrobusiness as usual. Il est piquant de remarquer qu’à la différence des Verts et de la gauche, l’extrême droite, la droite et les libéraux ont voté à Bruxelles cette nouvelle PAC qu’ils critiquent à Paris.

Et pourtant, même dans ce cadre déplorable, on aurait pu avancer sur des principes agroécologiques simples : pourquoi geler 4 % des terres en jachère au lieu d’appliquer une rotation des cultures en introduisant des légumineuses, qui fixent l’azote atmosphérique dans le sol ? Comment espérer entamer la transition nécessaire avec des agriculteurs qui ont la tête sous l’eau sur le plan financier ? Il faut se donner les moyens de lutter contre cette fuite en avant car elle nous précipite vers la catastrophe, avec des sols de moins en moins fertiles qui ne réussissent même plus à retenir l’eau.

« On a trop souvent tendance à présenter les agriculteurs comme des entrepreneurs. »

Le gouvernement a beau jeu de tenter de mettre fin à la colère avec la promesse de simplifications administratives ou le rétablissement de la défiscalisation du gasoil non routier (GNR) pour les agriculteurs et les pêcheurs – que je sache, on ne part en vacances en tracteur ! Le fond du problème est ailleurs. L’Europe a foncé droit dans le mur en acceptant d’aligner les prix européens sur les cours mondiaux. Il faudrait avoir le courage d’entamer un bras de fer pour sortir de ces normes inacceptables. Il faudrait cesser de fixer des règles communes fondées sur les intérêts particuliers de très gros producteurs de céréales qui ont profité de la guerre en Ukraine ou de grands éleveurs porcins qui bénéficient actuellement d’une flambée des prix due à la très forte hausse des importations chinoises au sortir de la pandémie de Covid. Mutualiser les aides et privatiser les bénéfices, c’est un paradoxe, c’est surtout un scandale.

On a trop souvent tendance à présenter les agriculteurs comme des entrepreneurs. Drôles d’entrepreneurs qui n’ont même pas le loisir de fixer leurs prix, ne serait-ce que pour les placer au niveau de leurs coûts de production ! Dans les années 1970, Bernard Lambert, qui a inspiré la création de la Confédération paysanne, disait que l’agriculteur est le seul travailleur indépendant qui ne décide pas du prix de vente de ses produits. Une politique agricole véritablement commune devrait privilégier une politique rurale d’emploi, de maintien et d’installation des paysans sur la terre. Cette politique est possible : après tout, le dérèglement de l’agriculture n’a véritablement commencé qu’en 1986, avec l’Uruguay Round qui a donné naissance à l’OMC. Quarante ans, qu’est-ce que c’est à l’échelle de l’histoire de l’humanité ? Bien peu de choses en vérité. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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