Militants syndicaux et pédagogiques dans une chaîne d’actions réciproques visant, selon eux, à faire évoluer en même temps la société et l’école, Philippe et Adrien sont de ceux qu’on nomme des « piliers » au collège Diderot d'Aubervilliers. Philippe, 33 ans, professeur de physique-chimie, chemise noire élégante sous un sweat à capuche, fera sa huitième rentrée au collège. Adrien, 31 ans, professeur d’histoire-géographie, casque de vélo et pull marin, rempile, lui, pour la sixième année. Ils sont de ceux qui se battent pour la stabilité des équipes, sûrs de tenir là l’un des maillons essentiels de la réussite scolaire.

C’est face à un premier constat d’échec des pédagogies en place qu’ils ont dû penser différemment leurs méthodes. « Le cours frontal, explique Philippe, c’est souvent des gamins qui s’ennuient et deviennent alors ou passifs ou perturbateurs. » Un soupçon pèse sur l’école d’aujourd’hui : à vouloir s’adapter aux difficultés des élèves, n’est-elle pas en train de revoir sans cesse ses exigences à la baisse, de renoncer au savoir au profit de simples compétences et de faire peu à peu disparaître le goût de l’effort derrière la facilité du ludique ? Adrien oppose une réponse claire : non, l’école sert bien à transmettre des savoirs, avec exigence, pas de compromis sur la question. C’est sur la méthode de construction du savoir que l’on se penche.

Depuis quelques années, les deux professeurs ont mis en place un travail sur fiches. Adrien peint à grands traits l’organisation de ses séances : après une présentation rapide des notions en classe entière, les élèves se répartissent en groupes de trois ou quatre. On modifie l’organisation de l’espace, les rangées alignées deviennent des îlots. Le programme a été auparavant mis en fiches par l’enseignant selon une progression imaginée pour que les élèves puissent aller chercher eux-mêmes les informations importantes dans les documents. De ce fait, les groupes n’en sont pas tous au même point. Chacun travaille à son rythme.

« Ce n’est pas réellement de la pédagogie différenciée au sens où l’entend l’institution (ici les fiches présentent toutes le même contenu), précise Philippe. Ce qui est différencié, c’est l’aide apportée aux élèves. » Pour Adrien, la synthèse sera faite au début du cours suivant. Quand on l’interroge sur la possibilité que les travaux ne soient pas tous terminés, il objecte que dans un cours magistral ils pouvaient également être parcellaires. « Ce qui m’intéresse, c’est que les élèves aient cherché, qu’ils aient tâtonné. Ce n’est pas évident de se dire ça, parce qu’on a nos représentations d’anciens élèves de ce que doit être un bon prof, un bon cours, un travail achevé. »

Pour Philippe, ce qui structure l’avancement du travail sur fiches, c’est l’annonce de la date d’évaluation. Le contrôle portera sur les fiches 1 à 7. L’enseignant a peu à peu fait disparaître la note chiffrée au profit d’un tableau récapitulant les différentes notions portant la mention « validée » ou non. « Cela a permis de redonner du sens à la correction. Lorsque les élèves reportent sur une fiche de synthèse les notions validées ou non, ils sont soucieux d’identifier ce qu’ils n’ont pas compris. » La classe gagne en autonomie, les élèves font eux-mêmes avancer leur travail, ils savent ce qu’ils ont à faire.

En physique-chimie, l’essentiel du travail est expérimental. La démarche est guidée, mais plus libre : les élèves vont chercher le matériel, organisent les choses comme ils le souhaitent sur leur table, se répartissent les tâches. Philippe conclut : « C’est bruyant, mais il n’y a pas de problème disciplinaire. » Adrien renchérit : « On peut bien sûr avoir des classes beaucoup plus calmes, obtenir un silence de mort en faisant gratter des PowerPoint ! » Mais ce serait le silence de l’inertie. Leur bruit à eux est un « bruit de travail », celui du fourmillement intellectuel, du savoir qui se construit activement.

Certaines de leurs pratiques sont directement inspirées de la pédagogie Freinet, fondée sur la coopération et l’expression libre des enfants. C’est le cas des conseils d’élèves. Une dizaine de classes du collège les pratiquent à raison d’une heure hebdomadaire. Le déroulement en est très institutionnalisé. Un ordre du jour est préalablement établi. Il faut imaginer le fonctionnement d’une assemblée générale avec un président, un secrétaire et un donneur de parole. L’objectif est d’ouvrir dans le cadre scolaire un espace de parole où l’on évoque les problèmes et cherche une solution.

Pour l’enseignant, cela peut être complexe, voire angoissant. « On a très souvent l’impression que ça ne sert à rien, qu’il ne se passe rien ou que l’on passe notre temps à remuer des choses négatives, mais en fin d’année le bilan est toujours positif », explique Philippe. « Une classe à conseil, ajoute Adrien, est une classe où chacun a sa place, où on lutte contre le mal-être et la souffrance, l’isolement de certains élèves. Ce n’est pas miraculeux. C’est un bon début. »

Pourtant, ce n’est pas toujours confortable d’aller à l’encontre de toutes les représentations qui gravitent autour du professeur et de son autorité. On a une certaine idée de la discipline et de la rigueur à la française. « Il faut se faire régulièrement violence, confie Philippe. Si j’arrêtais de réfléchir, je deviendrais un tyran en classe. » C’est là que la dynamique de l’équipe pédagogique prend tout son sens et que des personnalités comme Philippe ou Adrien, et tant d’autres, nous bousculent et permettent une réflexion collective. On peut bien sûr assister à des stages pédagogiques, des aides négociées, des groupes de pratique, des congrès associatifs ou syndicaux, en dehors du temps de travail. « Mais nous sommes les seuls qui travaillons avec des adolescents à n’avoir aucun temps institutionnalisé pour réfléchir, discuter, se former entre nous, déplore Philippe. Les éducateurs, les conseillers principaux d’éducation, le personnel des hôpitaux ont des groupes de parole. Nous sommes considérés comme des machines à balancer du savoir, sans rôle éducatif. Ce qui est fatiguant dans ce métier, c’est l’impression d’être Don Quichotte. On se bat, mais contre quoi ? Il faut tout recommencer en permanence. On construit, mais cela s’effondre parce que les collègues partent, parce que tous les quatre ans une réforme prétend révolutionner l’école avec l’idée que tout ira mieux. » 

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