Les priorités du système scolaire français ont-elles évolué depuis Jules Ferry ?

Oui, on observe une évolution notable depuis le XIXe siècle. À l’époque, l’objectif était déjà de transmettre des connaissances et un savoir, mais ces derniers étaient rigoureusement adaptés en fonction du type d’école. Dans le système éducatif de Jules Ferry, il existait deux réseaux avec des missions bien différentes. Le premier, destiné aux enfants du peuple, s’appelait le « primaire ». Il s’arrêtait à ce qui correspond aujourd’hui aux premières classes du collège. Son objectif était de faire rapidement sortir les élèves du système scolaire : on ne les préparait qu’aux métiers les plus bas sur l’échelle sociale. Le second, réservé à l’élite, s’appelait le « lycée » et commençait à l’équivalent du CP. Son but était de mener à l’université.

À quel moment ces objectifs ont-ils été abandonnés ?

La Première Guerre mondiale, marquée par un brassage social important, change la vision de l’école. Le mouvement des Compagnons de l’université nouvelle estime que le mélange des classes qui s’est opéré dans les tranchées doit aussi se poursuivre à l’école. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, de grandes enquêtes empiriques viennent démontrer l’existence d’un lien entre le destin scolaire des élèves et la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. On commence à mesurer le déterminisme social.

Mais les priorités de l’école changent véritablement dans les années 1960. La mondialisation oblige la France à se doter d’un « capital humain » pour être compétitive. En 1975, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing instaure le collège unique, dont l’objectif est de fournir un bagage culturel commun à tous les jeunes. Démocratiser le système éducatif devient la nouvelle priorité : on cherche à étendre les parcours scolaires des jeunes, à les former le plus longtemps possible. Ces objectifs demeurent aujourd’hui car ils n’ont pas été complètement réalisés. L’école française est encore très fortement marquée par les inégalités sociales, qui ont même tendance à progresser depuis ces dix dernières années.

Des exemples ?

La dernière enquête Pisa, qui mesure la performance des systèmes éducatifs des pays de l’OCDE, a fait un constat alarmant. Entre 2000 et 2012, l’ensemble des indicateurs d’inégalités sociales à l’école ont très largement progressé. En 2012, la France se situe sur ce point au dernier rang du classement. Cette situation est d’autant plus singulière que l’on observe, au contraire, une régression des difficultés des élèves les plus faibles et des inégalités entre élèves dans une majeure partie des pays de l’OCDE. En Allemagne, au Danemark ou encore en Norvège, on s’est réellement préoccupé du sort des élèves les plus en difficulté.

Les élèves en difficulté ont été oubliés ?

On s’en préoccupe, mais depuis trente ans, la France s’obstine à adopter des politiques inefficaces. Au lieu de prévenir et d’accompagner la difficulté scolaire au sein de la classe en ayant recours à des pédagogies différenciées – par exemple, des ateliers ou du tutorat entre élèves, comme c’est le cas au Japon –, on continue de traiter le problème à la marge de l’emploi du temps des élèves, avec un nombre d’heures dédiées à un enseignement plus individualisé très faible, alors qu’il faudrait développer des pédagogies efficaces au cœur de chaque heure de classe. L’actuelle réforme du collège suit encore trop cette logique, qu’on peut qualifier de « stratégie du détour ».

Les modes de transmission du savoir ont-ils évolué au fil du temps ?

L’école d’aujourd’hui ressemble beaucoup, dans sa pédagogie, à celle du XIXe siècle. La comparaison avec les hôpitaux est flagrante : l’hôpital actuel n’a plus rien à voir avec celui d’autrefois. L’école française, elle, a conservé la forme scolaire traditionnelle. Elle continue de fonctionner avec un enseignant faisant cours devant une classe. Mais d’autres formes existent ailleurs dans le monde, comme celle de la pédagogie inversée : les élèves travaillent en amont les contenus des leçons et les cours sont plus interactifs, portés par leurs questions et leurs opinions. En France, la part de l’oral demeure très faible, même si elle commence un tout petit peu à se développer dans l’enseignement des langues étrangères. Les épreuves du bac ont généralisé l’oral depuis moins de cinq ans. Enfin, contrairement aux systèmes anglo-saxons, l’école française intègre toujours peu le concept de débats. Nous restons concentrés sur la transmission des connaissances et le maintien d’une excellence académique.

L’école d’aujourd’hui est-elle en phase avec l’évolution des modes d’apprentissage et d’acquisition du savoir ?

La part accordée au numérique demeure très faible, alors qu’un grand nombre d’applications pourraient être mobilisées dans l’apprentissage. Depuis 2012, l’État annonce des plans numériques mais, sur le terrain, le numérique est peu intégré au quotidien. Faire entrer des tablettes dans la classe ne va pas révolutionner l’école. Il s’agit de s’interroger sur leur efficacité : quel numérique pour quel usage pédagogique ?

Mais l’école est en décalage avec les exigences du monde du travail. On ne travaille plus de la même manière dans les entreprises : les problèmes, de plus en plus complexes, nécessitent de fonctionner en équipe, avec des gens aux compétences très diverses. Or l’école ne prépare pas à cela. Les travaux de groupe, comme les travaux personnels encadrés (TPE), sont très limités ; les évaluations restent individuelles. Développer le travail en commun constitue un défi pour l’école française qui demeure fondée sur l’élitisme et la mise en concurrence. Cette école-là joue contre les compétences dont on a désormais besoin dans l’entreprise et la vie civique, davantage axées sur la collaboration. Ainsi, le développement de projets sur un temps long n’est toujours pas au cœur des préoccupations de l’Éducation nationale. On demande pourtant de plus en plus aux travailleurs d’être des auto-entrepreneurs. Cela nécessite de la créativité et de la prise d’initiatives.

Enfin, la France doit mettre bien davantage l’accent sur la dimension internationale et, sur ce plan, des progrès restent à faire. C’est déjà le cas dans les filières les plus prestigieuses, comme les grandes écoles qui prévoient presque toutes des échanges internationaux longs et obligatoires, mais pas à l’université.

Quel est le problème principal du système éducatif français ?

La France n’a pas encore pris conscience que l’enjeu, c’est l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, pour avoir une économie prospère, il faudrait que 60 % des jeunes poursuivent des études après le lycée. Nous sommes loin du compte. La démocratisation du baccalauréat est un trompe-l’œil.

Pourtant le taux de réussite au baccalauréat augmente chaque année…

Oui, mais c’est la multiplication du nombre de bacheliers professionnels qui l’explique. Or tous les bacs ne conduisent pas aux mêmes destins sociaux. L’enseignement professionnel représente plus d’un quart des élèves scolarisés dans le secondaire. Mais, parmi ces bacheliers professionnels qui tentent l’université, seuls 3 % décrochent une licence. C’est un échec quasiment programmé. Le baccalauréat général – celui qui permet vraiment de réussir à l’université – est, lui, resté à peu près stable ces vingt dernières années : il concerne 40 % des jeunes d’une génération.

Quelles sont vos recommandations ? 

La France doit abandonner son approche malthusienne qui consiste à limiter les places d’élite. L’enjeu, aujourd’hui, est d’envoyer davantage de jeunes dans l’enseignement supérieur en créant des dispositifs de seconde chance et de permettre aux individus de se former tout au long de leur vie pour garantir, entre autres, une dynamique économique. Nous avons vingt ans de retard sur les autres pays de l’OCDE. En Nouvelle-Zélande et au Portugal, le taux de jeunes obtenant un diplôme de fin d’études secondaires est de 100 %. Il est supérieur à 95 % en Irlande et en Finlande. On fonctionne sur un logiciel dépassé.  

Propos recueillis par MANON PAULIC

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