Les langues, belles étrangères
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Ailleurs. Ce qui est étrange, c’est que cette notion n’apparaissait jamais dans les conversations que j’ai pu avoir avec de jeunes migrants à Barcelone, Marocains, Sénégalais ou Nigérians principalement. Peut-être parce qu’ils y étaient déjà, ailleurs ; peut-être parce que le rêve qui avait nourri leur projet d’émigration avait fait naufrage dans la dureté de leur vie quotidienne, ou peut-être, tout simplement, parce que ces migrations s’étaient construites plus contre leur ici que vers un ailleurs. Tous me parlaient pourtant de la part de songe dans laquelle ils avaient trouvé la force d’entreprendre le voyage – avec des mots différents, ailleurs, en espagnol comme en arabe, étant une locution adverbiale, dans un autre lieu, qui ne se transforme pas aussi facilement en substantif que dans Le Rivage des Syrtes : rive de l’inattendu, du soudain, de l’ailleurs, écrit Julien Gracq. Cette particularité de la langue française, un ailleurs, les ailleurs, nourrissait mes rêves d’adolescent et les poussait vers un départ indéterminé – ailleurs était une énergie, une tension qui n’avait pas trouvé où se condenser, mais pesait sur les jours de ma plaine niortaise, dont la poésie me paraissait d’une désespérante monotonie. Je m’imaginais Rimbaud à Charleville, fuguant, toujours à pied, vers Paris, Londres ou Bruxelles, jusqu’à Aden et l’Abyssinie, dont le nom effrayait, les Abysses, tout comme les armes et les drogues que je l’imaginais receler. Je manquais du courage des aventuriers et ne partais pas. J’avais pourtant appris à construire un feu avec Jack London, à manœuvrer un voilier dans le manuel des Glénans, les mots étaient des choses, j’étais donc certain de mes compétences nautiques : je savais lofer, abattre et naviguer grand largue, en guise de grand large. J’aimais les vagabondages de Villon et ne le comprenais pas : « Je connois vision et somme, / Je connois la faute des Boemes, /Je connois le pouvoir de Rome, / Je connois tout, fors que moi-même. » Je connaissais tout, sauf moi-même. Je regrettais sincèrement de ne pas avoir une famille atroce, sa cruauté m’aurait poussé à l’exil. Le ciel lui-même, ailleurs des ailleurs, me rejetait : je m’étais découvert un terrifiant vertige en essayant d’apprendre à piloter un planeur.
L’ailleurs grandissait dans les livres, dans l’enfermement, et menaçait de devenir un obstacle à la vie même. Il induisait la mélancolie du renoncement. Je n’étais pas à la hauteur de mes rêves, sans savoir réellement ce qu’ils étaient, mes rêves. Je regrettais de ne pas être né trente ans plus tôt, cent ans plus tôt, plus tard. Le ciel bas et lourd pesait comme un couvercle, un couvercle assez agréable. Je passai des mois sans quitter ma chambre.
C’est par le corps que s’y est invitée l’altérité. Sous la forme d’un livre de poche à la couverture verte ; une méthode d’arabe sobrement intitulée L’arabe en 40 leçons dont, bien évidemment, je ne possédais pas les cassettes audio. Toute la première partie (fascinante) était consacrée à l’alphabet et à la phonétique – recopier plus ou moins approximativement les formes des lettres était presque facile ; les prononcer une autre paire de manches, surtout lorsqu’on avait pour seule description « fricative vélaire sonore » ou « explosive glottale ». Mon organe phonatoire me faisait voyager. J’essayais de reproduire des sons que je n’avais jamais entendus. Les plus mystérieux étaient appelés consonnes emphatiques. D’après le manuel, elles n’existaient qu’en arabe. La description de l’une d’entre elles (Dâd) était à peu près « occlusive sonore apico-dentale accompagnée d’une rétraction de la racine linguale et d’une pharyngalisation ». Je tentais d’imaginer ce que cela pouvait bien signifier ; je tordais la bouche, je torturais ma gorge pour articuler ce Dâd que je me figurais puissant, profond, lointain ; la présence physique du langage s’invitait en moi. Ma passion pour le monde et la langue arabes ne s’est jamais démentie, elle a poussé, au contraire, à partir de ces graines sonores avalées presque par mégarde. Plus tard, au Liban, j’ai confronté mes phonèmes avec la réalité ; j’ai appris à compter en arabe sur le siège avant des ambulances de la Croix-Rouge libanaise, concentré sur les messages à la radio, peut-être pour ne pas voir ce qui se passait autour de moi – 102, 102 à central, parlez 102 ; 203, 203 à central, parlez 203 – l’autre en soi grandit petit à petit, sans qu’on s’en aperçoive. On s’abâtardit, par le contact, les frottements dans le larynx, les livres, les voix ; on croît éternellement vers et par autrui, son langage et son expérience, sa présence, sa résistance, aussi. L’ailleurs toujours proche est sans cesse repoussé ; il prend vie en nous, il est à la fois le moule et la cire, la proximité d’une absence vers laquelle nous avançons dans le noir et la force qui nous met en mouvement, comme les étoiles, petites sphères disjointes dont la trajectoire n’existe que grâce à leur interaction, sans qu’elles aient pour autant besoin de se toucher.
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