À Francis Jammes.

L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.

— Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen ;
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…

— Je vais me préparer — sans entrain ! — pour la fête
De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête

— Fort gentiment — pour les familles des marins
Naufragés !) Oh, qu’en une valse lente, ses reins
À mon bras droit, je l’entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…

 

En 1900, à l’Exposition universelle, les Parisiens s’enivrent d’exotisme colonial. Henry Jean-Marie Levet, lui, vient de publier Outwards. De retour d’Indochine, à vingt-six ans, il se veut esthète à l’anglo-saxonne, dans les vêtements comme en poésie. Ni éléphant ni ruine millénaire ne figurent dans ses vers. Bienvenue au monde moderne : « les railways rampent dans la jungle ensoleillée ». Futur diplomate, vice-consul à Manille puis titulaire de la chancellerie de Las Palmas, Henry Levet propose aux expatriés de nouvelles légendes sans aventurier. Dix poèmes rassemblés dans Cartes postales pour soigner le vague-à-l’âme sur les tennis grounds. Partout les mêmes désirs inassouvis, le même ennui : à Kapurthala, le maharadjah regrette les danseuses européennes ; à La Plata, le consul « jalouse la vie sauvage du gaucho ». Mais un dépaysement plein d’humour naît des images et des sons. Henry Levet fait voyager la langue française : il joue des mots étrangers et du name-dropping. Dès le premier vers d’Outwards, voici Louis-Henry-Armand Béhic, ancien président de la Compagnie des messageries maritimes, qui donna son nom à un paquebot. Quelle mélodie surprenante pour un alexandrin ! Mort de tuberculose à trente-deux ans, Henry Levet n’écrivit qu’une œuvre mince qui se transmet comme un mot de passe. Laissez-vous porter par ses phrases qui enjambent les vers, comme un navire les vagues. À lire à voix haute pour mieux entendre, dans les échos savants des consonnes et des voyelles, une invitation au départ.  

Cartes postales est disponible en poche dans les collections « La petite vermillon » (La Table ronde) et « Poésie/Gallimard ».

 

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