L’appel du sud et des Sierras
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C’était il y a 50 ans. Français jusqu’au bout des ongles, nous n’avions pas lieu d’en être fiers. « Soyez Cubains. Soyez Russes ou Chinois, selon votre goût. Soyez Africains », nous criait Sartre, passeur casanier vers d’autres rives. Comment rester sourd quand on avait le malheur de grandir dans le bonheur, pommes frites, camembert, pinard et bagnole ? Comment ne pas voter avec les pieds contre les tortionnaires d’Alger, les envahisseurs de l’Égypte, les assassins de Lumumba, de Ben Barka, de Félix Moumié, les déverseurs de quarante millions de litres de dioxyde et d’agent orange sur le Vietnam ? La guerre chimique et le napalm battaient alors pavillon américain.
Chris Marker nous donnait à Paris et en images des petites leçons de planète. Mourir à Madrid fouettait la mémoire sur les écrans. La Joie de lire, rue Saint-Séverin, était notre port d’embarquement, et Maspero, notre frère aîné, nous mettait à la voile vers tous les azimuts. Alejo Carpentier nous dévoilait l’obscur envers du siècle et de nos Lumières, avec un roman bouleversant, Le Siècle des Lumières. À la fin du récit, les deux héros, un Cubain idéaliste, Esteban, et une égérie intransigeante, Sofia, vont mourir volontairement sous les balles napoléoniennes, dans le Madrid goyesque du Dos de Mayo. Accent français, « r » râpeux du Breton d’origine, allure débonnaire, on pouvait, avec l’inventeur cubain du real maravilloso, se croire en terrain sûr. Erreur. Le notaire était sorcier. Son livre m’a convaincu de rejoindre les sierras et la mangrove, puisqu’« une épopée naissait qui accomplirait dans ces régions ce qui avait échoué dans l’Europe caduque ». Aussi suis-je parti dans les Caraïbes en 1961 pour le rattraper aux cheveux, le Siècle des lumières. Direction la Croix du Sud. « Les temps sont venus, mes amis, les temps sont venus. »
Qu’était la Révolution, totem et tabou, sinon la promesse d’une échappée hors de l’histoire immédiate, vers une existence totalement différente de celle que nous endurions sur place ? Ce qu’il entre d’alibi dans l’idée d’un lendemain radicalement autre qu’aujourd’hui se marie obligatoirement avec les ailleurs ici-même. Le messianisme a l’exotisme pour oxygène, sans quoi il asphyxie.
N’importe où hors du monde ? Non. Au Sud, et non au Nord. La zone des tempêtes, non des bonaces. La nostalgie est révolutionnaire, et je ne connais pas de révolution qui n’ait été amorcée par un retour aux origines, un ressourcement passionnel dans un passé paré des mérites refusés au présent. L’Européen, depuis un siècle ou deux, trouve son avenir en Amérique du Nord et retrouve son passé en Amérique du Sud. Il y a Tocqueville et il y a Bernanos. Il y a Steve Jobs et il y a Zapata. Les uns se servent du Nouveau Monde pour avancer leur carrière, les autres, pour retrouver l’inspiration. « Je suis venu ici fuir l’esprit capitaliste de la France », dit Artaud en arrivant au Mexique. Il ne veut voir là-bas que les Tarahumaras, comme André Breton, peu après, les Indiens Hopi, et Drieu, les hommes à cheval. Le Nord est hyperactif, marchand et cinématographique. Le Sud est lyrique, conspiratif et littéraire. Ce retard à l’allumage, si c’en est un, avait de quoi redonner courage pour refaire la France ailleurs, la vraie, celle des maquis et des carbonari.
Un vivier où l’on trouve des conspirateurs et des poètes, des péons et des soudards, des coups d’État et des gavroches, pour un passager de la banquette arrière, cela faisait des Andes et des sierras comme un vert paradis. La politique du xixe, revue par Delacroix, Bug-Jargal, La Chartreuse de Parme et Les Misérables entremêlés. Le roman national dont la nation ne voulait plus, celui où Lamartine pouvait diriger un gouvernement, Chateaubriand le Quai d’Orsay et Victor Hugo parrainer une république, ne pouvait-on le retrouver auprès des Neruda, García-Márquez, Juan Bosch, Céspedes, Carlos Fuentes ou Octavio Paz ? La présidence perdue du gendelettre… Comme on prolonge semi-consciemment, au petit matin, un rêve chaleureux pour reculer l’heure du réveil, quand il faut regarder en face, froidement, les faiseurs de la com’, les avocats d’affaires au pouvoir et les courbes du chômage.
Ajoutons aux devoirs de l’internationalisme prolétarien une motivation plus petite-bourgeoise : la révolution fait partie de ces choses qu’on ne fait pas à la maison quand on est bien élevé. De même qu’un garçon de bonne famille ne volait pas des pull-overs en shetland à La Samaritaine mais à Brighton, dans un Marks and Spencer ; et qu’un pédégé ne va pas trousser la gueuse en jupette à Deauville mais à Bangkok, de même ne tire-t-on pas au revolver sur des pots de fleurs au Quartier latin. « CRS, SS » : monstrueux solécisme, historique et romanesque. Le grabuge rouge et noir a ses places réservées, du côté des îles à cannes, des archipels, des péninsules aux noms chanteurs, La Désirade, Marie-Galante ou Trinidad. On comprend que des méchantes langues aient pu parler de « tourisme révolutionnaire », version sublimée du tourisme sexuel, dans la mesure où « la petite fille espérance », chère à Péguy, qu’on n’image jamais en vieille bique, prend les traits d’une mulâtresse à la belle ensellure, les seins pointant dans l’échancrure, la fesse dure et rebondie, œil de gazelle allongé d’un trait de khôl : la milicienne cubaine en vert olive. La Sofia de Carpentier retrouvée. La nature, dans les îles, imite l’art mieux qu’ailleurs.
Et ce disant, j’entends monter le reproche d’être allé chercher ailleurs, tel un Malraux au petit pied en Indochine, des émotions fortes, palmiers, vamps et cartouchières, de quoi alourdir l’insoutenable légèreté de l’être et préparer à Tintin quelques souvenirs de chez les Picaros pour ses longues soirées d’hiver. Ce qui, ajouté au sanglot de l’homme blanc, réglera son compte au « tiers-mondisme » comme préfiguration lyrico-verbeuse du sea, sex and sun, ainsi qu’il est de règle aujourd’hui chez nos intellos.
Je m’inscris en faux contre cette ignominie. Pourquoi le rêveur ne donnerait-il pas la main au militant ? L’internationalisme révolutionnaire, au-dehors, peut avoir une doublure en dedans : le tropisme des tropiques. Cela lui donne une certaine épaisseur. Elle n’a pas fini de sonner l’heure de « rabattre l’orgueil dément de l’Europe qui prétend faire la loi au monde », comme l’indiquait l’orientaliste Sylvain Levi dès 1925. J’ai suivi Sartre en bon élève, sans exclure qu’un engagement résolu pour la justice ait pu recéler en son fond une double déclaration d’amour : à la marine à voile et à Sofia la brune.
Le surmoi révolutionnaire, à gauche, s’est effondré, avec les Khmers rouges, le mur de Berlin, le Nouvel Obs, La République du centre et mille autres coups de pioche. Ce qui l’a remplacé chez les exigeants, pour qui « tout ce qui n’est pas l’idéal est misère », c’est le surmoi religieux. Après la révolution sur terre, le paradis au ciel. Après Guevara, Ben Laden. Après le chemin marxiste, le chemin d’Allah.
Ce n’est plus le même milieu social – nous n’étions pas des enfants de la rue, nés de père inconnu, oscillant entre délinquance et football. Nous n’avions ni portable ni Facebook. Sans épiloguer sur le changement d’époque, et d’espérance, et de morale, et de moyens, je ne peux qu’avouer une certaine compassion pour les nouveaux djihadistes de chez nous, en mesurant la différence de traitement au retour. Estimant qu’on avait beaucoup trop parlé de « l’affaire Debray », je fus soulagé, en 1971, rentrant dans mon pays après cinq ans d’absence, de voir qu’aucun officiel ne m’attendait à l’aéroport, pas le moindre conseiller municipal. Du moins n’y eut-il aucun gendarme pour me conduire directement à la prison de Nanterre. Ce n’est pas le cas des malheureux qui pour avoir pris au pied de la lettre les appels du gouvernement et des médias à renverser un tyran syrien par tous les moyens, militaires y compris, se retrouvent au trou, inculpés de terrorisme. Cela leur apprendra à joindre le geste à la parole, et à prendre au sérieux les rodomontades officielles. Ignoraient-ils la définition du bourgeois : celui dont les mots ne sont jamais des actes ?
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