Pour comprendre le contexte économique dans lequel a éclaté la crise du coronavirus, on peut au moins distinguer trois perspectives. La première, c’est la perspective française et européenne. L’épidémie survient dans une période de croissance positive, mais ralentie, et hétérogène entre les pays européens. Une croissance fragile donc, attendue à un niveau relativement bas en 2020, et qui laisse dès lors relativement peu de marge de manœuvre en cas de baisse. Au niveau chinois – seconde perspective –, la croissance économique reste relativement rapide, mais elle a significativement ralenti ces dernières années. Le gouvernement chinois s’efforce de maintenir l’activité, car il a des cibles ambitieuses de croissance, sans doute d’ailleurs difficiles à atteindre. Et il lui faut en permanence arbitrer entre la croissance et la stabilité financière, en utilisant à bon escient le robinet du crédit pour soutenir l’activité, sans aggraver une situation d’endettement devenue, au fil des ans, très problématique au niveau des entreprises. Enfin, à l’échelle internationale, nous étions déjà dans une situation de ralentissement marqué du commerce mondial, lequel n’a jamais retrouvé son dynamisme d’avant 2008 et, depuis deux ans, n’a plus progressé en volume. Ce trou d’air peut s’expliquer par le ralentissement de la croissance chinoise et de l’activité industrielle, tandis que les tensions commerciales entre Chine et États-Unis ont joué un rôle sans doute plus secondaire. Reste qu’une reprise semblait possible, avec la perspective de retrouver une croissance en ce début d’année – perspective qui semble aujourd’hui exclue, tant il est évident que la crise du coronavirus aura un impact massif sur le commerce mondial.

Pourquoi cette épidémie aura-t-elle un tel impact ? Après tout, même en s’en tenant à la période récente, le SRAS avait une létalité plus forte, même si son développement est finalement resté plus limité, et Ebola s’est montré beaucoup plus meurtrier. Mais le COVID-19 est nouveau, et l’incertitude associée à ses conséquences potentielles est grande parce que son expansion a déjà atteint un niveau important, qui ne permet pas d’espérer sa disparition rapide, tandis que ce virus semble à la fois plus contagieux et plus létal que celui de la grippe. Cela incite à prendre des mesures de précaution drastiques. Par ailleurs, cette épidémie a d’abord affecté la Chine, comme le SRAS en 2003, mais ce pays pèse aujourd’hui beaucoup plus lourd dans le revenu mondial : 16 % environ aux taux de change de marché, contre 6 % à l’époque. Elle se trouve en outre au cœur des chaînes d’approvisionnement mondiales, que ce soit du côté des fournisseurs ou des clients. Par ailleurs, la profondeur des conséquences économiques de cette épidémie n’est pas tant liée à ses caractéristiques sanitaires qu’à la sévérité des mesures qui ont été prises pour endiguer la contagion. C’est une observation, pas une critique : le gouvernement chinois a fait le choix de prendre des mesures particulièrement rigoureuses pour limiter la propagation de la maladie, mesures qui se paient au prix fort par une paralysie complète de l’économie.

Le résultat, c’est un choc à la fois très soudain et très violent, dont on ignore encore quelle sera la durée, mais qui laisse déjà penser que cette crise sera la plus violente que le monde ait connu depuis 2008. La réaction des places financières tient sans doute pour partie d’un phénomène correctif, pour apurer une valorisation des actifs dopée par des années de politiques monétaires accommodantes. Mais ce choc est aussi suffisamment violent pour inverser le sentiment dominant. C’est important parce que l’évolution des marchés financiers résulte en grande partie de croyances autoalimentées : l’anticipation d’une hausse renforce l’incitation à acheter, ce qui entretient la tendance haussière. Cette relation circulaire ne cesse que lorsqu’un événement suffisamment puissant la perturbe. Elle peut alors s’inverser, la perspective de baisse incitant à vendre, ce qui alimente la chute des cours. Ces mécanismes, abondamment décrits lors de la crise financière, peuvent également se matérialiser dans le cas présent.

Bien sûr, la comparaison avec cette crise financière a ses limites, car on avait alors affaire à une crise endogène à l’économie, née de ses propres fragilités et provenant de la sphère financière. Dans le cas présent, la crise frappe d’abord la sphère réelle et elle résulte d’un facteur exogène à la vie économique, ce qui explique la soudaineté du choc et la difficulté des marchés financiers à l’appréhender, étant donné l’incertitude liée à l’évolution de cette épidémie. Les foyers épidémiques se sont multipliés ces dernières semaines, avec une hausse rapide du nombre de personnes touchées, en Europe notamment. D’autres foyers importants de contagion vont-ils se déclarer ? Combien de temps l’épidémie va-t-elle durer dans les pays touchés, et avec quel degré de gravité ?

Faut-il s’attendre à des impacts économiques aussi violents que ceux qu’on a pu observer en Chine, avec une chute massive de la consommation dans les régions les plus touchées et une chute de la production quasi totale dans certains secteurs ? C’est un choc violent, je le disais. On sait que l’endettement des entreprises est aujourd’hui élevé, avec une trésorerie souvent limitée chez les petites et les moyennes entreprises. Si l’orage se prolonge, il risque de mettre à mal nombre d’entre elles. C’est sans doute l’un des facteurs principaux d’irréversibilité, et le défi le plus urgent pour les États est de limiter ce risque. D’autant qu’il peut très bien se propager au système bancaire, s’il n’est pas suffisamment bien endigué en amont. Étant donné la violence du choc, les politiques publiques devront ensuite proposer une réponse forte et coordonnée pour permettre une reprise de la demande. Il y aura un coût macroéconomique à cette crise, qui va peser sur la consommation, sur la production, et très certainement sur l’emploi. L’enjeu est d’intervenir de façon suffisamment adaptée et précoce pour éviter un emballement économique et/ou financier à la baisse, la faiblesse des uns alimentant celle des autres.

Par rapport aux précédentes, cette crise présente des propriétés atypiques, car elle touche à la fois l’offre et la demande. Du côté de la demande, ce sont les secteurs liés à la mobilité des personnes qui sont les plus immédiatement touchés : le transport, sous ses différentes formes, le tourisme, l’hôtellerie, l’événementiel, dans une moindre mesure la restauration. Pour ces secteurs, le choc est immédiat et très sévère. Mais on peut aussi penser, sur le temps long, à la consommation de biens durables, comme l’automobile ou l’électroménager : ce sont des achats qu’on peut retarder, et beaucoup de ménages le feront dans cette période d’incertitudes. Du côté de l’offre, les blocages initiaux en Chine devraient avant tout peser sur les secteurs high-tech, essentiellement l’électronique et l’informatique, mais aussi l’optique, dont Wuhan est un centre important. La construction automobile sera également affectée, parce que la ville et sa région occupent une place importante dans ce secteur où les chaînes d’approvisionnement sont complexes et donc vulnérables à des blocages.

On parle là des impacts conjoncturels de cette crise. Y aura-t-il des impacts structurels ? Il est trop tôt pour observer les réactions, mais on peut raisonnablement penser que cet épisode peut modifier le regard que les grands acteurs portent sur la mondialisation. Non pas nécessairement avec l’idée que cette crise peut se répéter demain à l’identique, mais parce qu’elle constitue un révélateur de certaines fragilités, de certaines dépendances. Il ne s’agit pas de dire que les entreprises ignorent la gestion du risque : c’est l’alpha et l’oméga de la politique des stratégies d’entreprise. Mais il reste à savoir quel risque. On pense le plus souvent en termes de risque fournisseur. Ce que cette crise montre, c’est qu’il peut aussi y avoir un risque zone, ou un risque pays, qui va toucher collectivement un grand nombre de fournisseurs. C’est une fragilité qui sera probablement davantage prise en compte à l’avenir, de même que la fiabilité des marchés et de fournisseurs lointains et concentrés. Ce que l’on gagne au fil de l’eau justifie-t-il ce que l’on risque dans un épisode comme celui-là ? Ce sont des questions qui sont aujourd’hui posées aux entreprises privées. Quant aux États, ils ne pourront pas non plus faire l’économie d’une réflexion sur la pertinence d’une situation où 80 à 90 % des principes actifs des médicaments que nous utilisons, par exemple, sont produits dans un seul pays, la Chine, pays éloigné et avec lequel nous pouvons avoir des tensions géopolitiques. Cette crise nous rappelle combien, en situation de crise, les nations donnent la priorité à leurs intérêts. Et la France ne fait pas exception, elle qui a interdit l’exportation des masques de protection ! Cette épidémie prend d’ailleurs des airs de test majeur pour la capacité des Européens à affronter ensemble les épreuves, les crises aiguës, alors même qu’ils sont inégalement atteints par la crise sanitaire et que le pays le plus touché, l’Italie, était déjà sur le plan économique l’homme malade de l’Europe. Le continent est-il en mesure de répondre à la crise de façon concertée ? Une partie des conséquences économiques immédiates du COVID-19 dans nos pays dépendra de cette solidarité, ou de son absence, mais aussi une partie du projet politique européen.

Cette crise aura donc des conséquences durables, car elle entre en résonance avec un contexte global, celui d’une montée du risque géopolitique, qui est en train de modifier les données de la mondialisation : elle souligne l’importance et le coût de l’incertitude, des fragilités, et peut ainsi contribuer à changer les arbitrages d’optimisation des coûts. Je ne crois pas à une démondialisation massive, mais l’attrait d’une structuration plus régionale pourrait en sortir renforcée dans différents secteurs. Ce sont des changements profonds, que l’épidémie de coronavirus ne crée pas à elle seule, mais auxquels elle peut contribuer. 

 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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