Il crève les yeux, en ce prologue plombé aux grandes échéances électorales qui vont courir de l’automne 2016 au printemps 2017, que le malaise dans la civilisation française atteint des sommets. Les corps sont encombrés, les radars déréglés. Un jour à Venise vous guérit d’une semaine à Paris. L’ex-président Sarkozy, candidat pour la troisième fois à une élection présidentielle, égrène tel un sâdhu désossé ses mantras sécuritaires. Le président Hollande, à force d’être obligeant avec chacun et aimé de peu de monde, joue au Lego socialiste dans un palais où l’on s’amuse moins qu’au temps de la Pompadour. Mme Le Pen s’ébroue, les mahométans s’agitent. J’emploie ici à dessein le mot « mahométan », il aurait pu venir sous la plume de Molière ou de Voltaire. Un membre du Front national connaît-il la succession des Valois, les motets de Guillaume de Machaut ou la Délie de Maurice Scève, bref, ce qui fait l’identité française ? Pas sûr. C’est pourtant là qu’il faut creuser, du côté des turqueries de Molière et des sultans de Voltaire, et donc du côté de la littérature – notre oxygène et notre archipel.

À vrai dire, et toutes choses égales par ailleurs, on n’avait guère vu cela depuis l’époque de Pompidou et Malraux, et l’on peut ajouter Mitterrand : des esprits littéraires, du moins si l’on en croit leurs titres, tournent autour d’une envie de magistrature suprême. Le normalien Juppé, irradié au Montaigne, se souvient qu’il fut agrégé de lettres classiques. Le normalien Le Maire, diariste des années Villepin, se verrait bien en professeur de civilisation. Et voici que s’ébroue le Macron, prénom Emmanuel, ce qui en hébreu signifie « Dieu est avec nous ». C’est le Puck d’une comédie shakespearienne jouée sur BFM TV, l’elfe lettré capable de citer des passages de Molière sous la caméra de l’histrion télévisuel Cyrille Eldin, ce qui est une chose, mais aussi de lire à la veillée des essais d’herméneutique en même temps que les derniers chiffres de l’institut Ipsos, la seule boutique de sondages qui pourrait évoquer, par sa consonance, une divinité gréco-latine.

Le Macron est-il bancable, comme on dit dans les officines financières où il ne travaille plus ? En tout cas, il peut abattre sur le tapis vert bien des atouts : la jeunesse, l’allant, la virginité électorale, l’ambition aux yeux de biche. Voyez comme il sème la panique parmi les chéloniens de la rue de Solférino, en grande peur que le Macron ne leur pique leur feuille de salade. Eh bien, ils ont raison, car le décryptage du génome Macron donne quelques résultats dignes d’affoler les boussoles. Un ludion ? Non, un hybride. Voyez plutôt. Depuis un siècle, le pouvoir a été successivement détenu en France par quatre groupes, avec chacun son Ideal-Typus, son profil, ses étoiles. Jusqu’en 1940 triomphe la République des professeurs, chère à Albert Thibaudet, lignée de radicaux-socialistes aimant les belles périodes et les plats choucroutés. Après 1945 et au long des Trente Glorieuses, ce sont les hauts fonctionnaires planistes qui ont façonné et tenu la France. À partir des années 1980 et du règne de Wall Street, le financier devient la figure désirable et mondialisée du nouveau pouvoir. Enfin, depuis une dizaine d’années, on sent bien que les fortunes et les attitudes prescriptrices deviennent celles des créateurs de la web economy.

La singularité de Macron, si jeune soit-il, est de cristalliser dans sa biographie les quatre identités fondatrices. Il a travaillé sous l’égide de Paul Ricœur, obtenant ainsi son titre de créance philosophique : voilà pour la République des professeurs. Il est ensuite passé par l’ENA, pépinière depuis 1945 des jeunes kaisers de l’État administré. Est alors survenu son épisode bancaire, un passage chez Rothschild en compagnie des sorciers des fusions-acquisitions. Voici enfin que, comme un garçon de son âge, il est devenu l’homme-sandwich de la « nouvelle économie ». Il est rare de rencontrer dans un même corps des poumons de philosophe, des cordes vocales d’énarque, des jambes de courtier et un cœur de webmaster. L’alliance d’Alain et de François Bloch-Lainé, de Michel Cicurel et de Marc Simoncini ? Il faut voir.

Quant à madame, née Trogneux, les gazettes feraient mieux de ne pas se focaliser sur son âge, mais plutôt de s’intéresser à son passé. Voilà une femme qui était professeur de lettres : elle a donc appris à considérer la vie pour ses aménités plutôt que pour ses vénalités. En d’autres termes, elle ne souhaite pas, à la différence de nombre de ses contemporaines, être salariée par une multinationale de cosmétiques à forte plus-value dans les pays émergents. Elle a plutôt lu Beaumarchais et Rimbaud. Règle de vie : toujours préférer une littéraire sexy à une experte en marketing. Ce devrait être, au fronton glorieux et féminin des écoles qui seront construites pendant la présidence Macron, l’un des slogans de la nouvelle ère. L’un des slogans de la nouvelle Ève. 

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