Qui es-tu, homme – héros ou criminel ?
Toi, instruit à l’action par la nuit
Voici que tu tiens dans ta main le sort du vieillard, de l’enfant
Mais ton visage est caché
Comme un golem au-dessus du monde.

Réduiras-tu en cendres la ville ou la patrie ?
Arrête ! Frémis ! Ne te lave pas les mains !
Ne rends pas le verdict de l’histoire qui n’est pas accomplie !
À toi la balance et à toi le glaive.
Au-dessus de la peine, de la colère et de l’espoir humains,
Tu sauves ou tu fais périr
La république.

Tu es bon et dans le cercle de famille
Tu caressais parfois les têtes claires des enfants.
Mais si un million de familles te maudit ?
Hélas ! Que restera-t-il de tes beaux jours ?
Que restera-t-il de tes robustes discours ?
Les ténèbres approchent.

Les villes bruyantes et les champs, les mines, les bateaux
Sur ta main humaine, ô combien humaine.
Regarde. La ligne de ta vie passera par là.
Toi, trois fois béni,
Trois fois maudit,
Maître du bien
Ou maître du mal.

Cracovie, 1945

 

Poèmes 1934-1982,trad. Constantin Jelenski et François-Xavier Jaujard © Luneau Ascot, 1984

 

Connaissez-vous les pilules Murti-Bing ? Elles immunisent contre les préoccupations métaphysiques. Qui les avale trouve le bonheur et la sérénité. C’est, en 1953, dans l’essai La Pensée captive que Czesław Miłosz utilise cette invention du romancier Witkiewicz. Il cherche à expliquer les mécanismes de l’asservissement des intellectuels dans les régimes communistes. Et comment progressivement les écrivains s’y soumettent au confort d’une Histoire à sens unique, au mépris du réel. Lituanien exilé en Pologne, le poète a rejoint la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il entre en 1945 dans les services diplomatiques de la Pologne, qu’il quitte en 1950 pour ne plus être complice d’un parti communiste dont il ne fut jamais membre. Oui, l’homme possède un libre-arbitre, contrairement au golem qui est au service de son créateur. Et c’est sa responsabilité de chercher une voie entre le présent immuable de la nature et le devenir mensonger des oracles. Bien sûr, la situation de la France aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de Cracovie en 1945, quand une Armée rouge libératrice entrait dans la ville, avec de nouvelles violences et de nouveaux périls. Mais Miłosz enjoint aux politiques de tous les temps de se méfier des mouvements de foule ; et de l’illusion de l’incapacité. Il en faut du courage pour ne pas oublier ce qui fait la singularité de l’homme. Contre la tentation de réduire les citoyens à des pions, comment réconcilier le pouvoir et l’amour ? 

 

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