Dans La Peste de Camus, il est un passage qu’il n’est pas inutile de relire, en des temps incertains. Tarrou, l’un des personnages les plus énigmatiques du roman, s’y dévoile enfin, en racontant une condamnation à mort, à laquelle il lui fut donné d’assister, au sortir de l’enfance. De ce jour-là, explique-t-il, se logea, au cœur de son existence, une révolte jamais éteinte contre la violence. Résumant la leçon de vie qu’il en tira, il conclut que, de ce jour, il n’eut de cesse de « ne pas être un pestiféré ». De quoi donc la peste est-elle la métaphore ? De rien moins que la contagion de ce consentement à la violence, dans lequel Camus n’a cessé de voir et de combattre, sa vie durant, le signe le plus durable et le plus redoutable du nihilisme de notre temps. Rien cependant n’est simple, car il n’est pas facile, dans les temps qui sont les nôtres, de ne pas être un « pestiféré », au sens de cette contagion. Qui peut prétendre que, fût-ce à son insu, il n’aura pas consenti par son silence, son indifférence ou ses choix politiques, à la mort violente, comme les tragédies du XXe siècle en ont donné tant d’exemples ? N’est-ce pas l’épreuve que tout engagement politique traverse, quand il s’accommode de la mort des uns, au nom de la vie des autres ?

C’est une affaire qui concerne l’articulation de l’éthique et de la politique. S’il est vrai que la solidarité entre les hommes, leur complicité nécessaire reposent sur la responsabilité du soin, du secours et de l’attention qu’exigent leur vulnérabilité et leur mortalité, toute transaction avec son exigence fait de celui qui s’y abandonne, de façon active ou passive, un « pestiféré ». Il y a sans doute des grands et des petits pestiférés – et l’on devra toujours faire des distinctions. Ce n’est pas la même chose que de participer directement à la violence, comme rouage d’une machine mortifère, et de s’y résigner, en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles. Pour autant, dès qu’on consent, dès qu’on a transigé une fois, il n’y a plus de limites à ce qu’on est prêt à supporter.

Toute l’expérience et la vision tragique que Camus se fait de la politique et peut-être aussi la mélancolie de l’histoire qui en résulte se concentrent dès lors dans le constat amer que son personnage porte sur son époque : « Je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me semble que l’histoire m’a donné raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement. »

Il y avait donc deux bonnes raisons de relire La Peste, ces derniers temps. Prise au sens propre, l’épidémie qui fait la trame du récit trouvait d’abord un écho troublant dans la pandémie qui, de façon très inégale, frappe les populations du monde entier, depuis quelques mois. Elle mettait l’accent sur la variété des réactions, intellectuelles et affectives, dans lesquelles se trouve engagée l’idée que chacun se fait de sa responsabilité individuelle, quand le mal, identifié à un virus invisible, peut venir de partout, à tout moment, des espaces que l’on traverse, des êtres que l’on rencontre, des objets que l’on touche et même de l’air qu’on respire. Mais, comme le suggère la confession de Tarrou, son sens propre n’est pas le dernier mot de la maladie.

Entendue au sens figuré, la « peste » nous renvoie, plus généralement, à la façon dont, face à une crise ou une catastrophe, de quelque ordre qu’elle soit, sanitaire assurément, mais aussi bien climatique, migratoire, politique, économique et sociale, ce qu’on désigne sous le nom de « consentement meurtrier » est à l’œuvre. Son épreuve, individuelle et collective, nous contamine, au sens où elle nous pousse à accepter des compromissions avec sa violence, dont nous n’aurions jamais imaginé pouvoir un jour nous accommoder. Elle est constitutive de notre appartenance au monde, en tant qu’elle est à chaque fois le symptôme de l’abîme qui sépare notre responsabilité, définie théoriquement, de son exercice pratique.

D’un point de vue théorique, celle-ci, en effet, ne saurait s’accommoder d’aucune « casuistique du sang ». On ne peut distinguer a priori ceux et celles envers lesquels notre responsabilité s’applique et ceux dont les souffrances, économiques, sociales et politiques, ne nous concernent pas, ou pire nous arrangent. Elle ignore les appartenances et les frontières.

D’un point de vue pratique, pourtant, dans le cours ordinaire de la vie, nous ne cessons de faire des transactions avec son principe. Ce dernier voudrait que rien de ce qui abîme ou blesse le monde ne nous reste étranger, qu’aucune mort, injuste et violente, ne nous soit indifférente ; et c’est tout l’inverse qui se produit. Tout contribue non seulement à installer cette casuistique et à la justifier, mais peut-être même à la calculer : les politiques partisanes, les guerres économiques dont nous endossons les intérêts. Ce n’est pas autrement que la violence se loge au cœur de nos existences.

Voilà pourquoi le refus de cautionner toute forme de violence appliquée aux corps et aux esprits appelle des voies de dégagement, critiques, éthiques et politiques que Camus n’a cessé d’explorer. L’une d’entre elles consiste dans l’invention des gestes de bienveillance qui reviennent à prendre parti, par principe, pour les victimes : « Je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. […] J’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion pour limiter les dégâts. » Une autre voie est la honte : « Cela fait longtemps que j’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. […] J’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste. »

L’œuvre de Camus invite chacun à inventer des formes d’action pour échapper à la maladie de la violence et à la folie de sa contagion sur les corps et les esprits, qui attesterait la victoire définitive de ce mal. Plus généralement, c’est le travail même de la littérature, comme contre-parole, qui s’y identifie, dès lors qu’il assume, contre l’idéologie, la critique des mécanismes langagiers qui produisent et entretiennent la caution du pire dans les cœurs et les consciences.

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