Notre entraîneur
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« La recherche est une pratique coutumière dont l’apprentissage se fait par l’exemple. » Cette conception de la recherche, qui fait écho à sa théorie de la pratique, était celle que Pierre Bourdieu mettait en œuvre dans son travail de transmission du métier de sociologue, dont j’ai eu la chance de bénéficier en tant que doctorante inscrite sous sa direction de 1990 à 1994. De cette expérience, je porte ici témoignage.
Sociologue de l’éducation, Bourdieu était soucieux des pratiques pédagogiques. Il a formé plusieurs générations de chercheur·e·s. Comment initier à ce métier en préservant l’équilibre entre routines de la recherche et inventivité ? Par une pratique intensive de formation à la recherche. La transmission passait par le suivi individuel – lecture de nos travaux, entretien annuel –, par une intégration au laboratoire, où nous étions encadré·e·s par des chercheur·e·s confirmé·e·s, par des groupes de travail informels entre apprenti·e·s chercheur·e·s, parfois en présence d’un ou deux aîné·e·s, et par le séminaire.
C’était le lieu de « la science se faisant », comme l’écrit Bourdieu
Celui-ci contrastait avec les cours du Collège de France, lieu d’une élaboration théorique qui procédait par étapes, en discutant les travaux de référence sur la question. Le séminaire était, lui, réservé à l’acquisition du modus operandi constitutif de l’habitus professionnel de sociologue. C’était le lieu de « la science se faisant », comme l’écrit Bourdieu dans Science de la science et réflexivité (Raisons d’agir, 2002). Des diverses formes qu’il a revêtues, je n’évoquerai que celle de la période de ma formation, au début des années 1990 et qui est devenue le modèle de l’atelier doctoral que j’anime depuis 2005 avec mes propres doctorant·e·s.
Le séminaire était alors fermé. Seul·e·s y assistaient les doctorant·e·s inscrit·e·s avec lui ou qu’il suivait, et les chercheur·e·s étranger·ère·s. Nous étions une quarantaine. Bourdieu concevait son rôle comme celui d’un « entraîneur », ainsi qu’on le lit dans Retour sur la réflexivité (Éditions de l’EHESS, 2021). Les doctorant·e·s exposaient leurs recherches en cours, il commentait. La démarche était toujours inductive. Il n’était pas question de discuter les concepts ou les méthodes dans l’abstrait, il fallait les faire « travailler » sur des objets. Les concepts étaient des instruments pour questionner la réalité, pour déconstruire les objets préconstruits du monde social, leur ôter leur caractère d’évidence, les débanaliser. Bourdieu nous transmettait des savoir-faire, des réflexes, un sens pratique.
Comme tout bon entraîneur, il connaissait bien la psychologie de ses apprentis
Plutôt que de présenter un exposé académique bien ficelé, qui gommerait les failles de l’enquête, nous étions encouragés à mettre en avant les difficultés, les obstacles, les incertitudes et les questions non résolues. L’apprentissage passait par la confrontation avec des objets très différents – les cadres, le féminisme, la musique, les métiers du conseil, le champ littéraire, le sport, etc. –, mais dont le rapprochement se révélait souvent heuristique, du point de vue de la construction d’objet ou de la méthodologie. Des homologies structurales se faisaient jour entre des objets éloignés en apparence. Des problématiques générales ou transversales surgissaient à partir de terrains très concrets, comme les conditions d’émergence d’une profession ou d’un champ, la relation entre trajectoire et champ, ou la relation entre position et prises de position dans différents champs.
Il aidait les filles à surmonter un sentiment d’illégitimité
S’il réitérait ses appels à la vigilance épistémologique, Bourdieu nous aidait aussi à lever les obstacles intérieurs constitués par le « surmoi » académique, par exemple l’idée qu’il faut avoir achevé la phase de lectures pour entreprendre le terrain, ou encore les exigences méthodologiques insurmontables en matière d’échantillonnage, de codage, etc., contre lesquelles il rappelait l’arbitraire de toute méthode. Il nous incitait également à objectiver la connaissance accumulée par la familiarité avec l’objet et à laisser s’exprimer les intuitions liées à cette familiarité, souvent difficiles à formaliser : par exemple, le savoir implicite qu’on met en œuvre dans des opérations de recherche telles que la construction des catégories de codage pour un questionnaire. Cela nécessitait un travail réflexif constant.
Comme tout bon entraîneur, il connaissait bien la psychologie de ses apprentis. Une de ses techniques de formation consistait à pousser chacun dans le sens contraire à ses inclinations : aux quantitativistes, il prescrivait des études qualitatives ; et inversement, aux théoriciens, il suggérait des objectifs empiriques très précis, quand les positivistes étaient invités à élaborer des problématiques plus amples. Il était non moins attentif au genre et à la division sexuée du travail de la recherche, notamment entre théorie et empirie. S’il valorisait toujours les qualités dites « féminines » de prudence et de finesse, en les opposant à l’arrogance théorique « masculine », il aidait en même temps les filles à surmonter un sentiment d’illégitimité qui se muait parfois, par un renversement défensif, en « hypertrophie théorique », selon son expression.
Bourdieu nous a formés au métier de sociologue. Il nous aura également appris à le transmettre.
« Il vous faisait sentir comme son égal »
Manon Paulic
Quel fut le parcours intellectuel de Pierre Bourdieu, ce géant de la sociologie, de son enfance dans le Béarn à sa dénonciation des politiques néolibérales, en passant par ses premières enquêtes de terrain en Kabylie ?