Le livre La Domination masculine paraît en septembre 1998. C’est un succès éditorial puisque 70 000 exemplaires sont vendus la première année. À l’époque, pourtant, l’étude de ce qu’on appelle alors les rapports sociaux de sexe est une thématique peu légitime. En France, contrairement aux États-Unis où les gender studies sont déjà bien institutionnalisées, ce champ est peu enseigné à l’université ; les chercheuses en sciences sociales qui y consacrent leurs travaux – presque toujours des femmes – sont souvent considérées comme marginales dans leurs disciplines et disqualifiées comme militantes. Que le plus célèbre sociologue français, Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France, au faîte de sa carrière, écrive un ouvrage – certes court (140 pages) – sur cette question, est en soi un événement.

Le livre ne peut se comprendre qu’à l’aune de l’œuvre dans laquelle il s’insère. Conceptuellement, Bourdieu revisite les concepts d’habitus et de violence symbolique présents depuis plusieurs décennies dans ses écrits. Empiriquement, les matériaux mobilisés ne sont pas inédits non plus, puisque le livre est centré sur, d’une part, une analyse de la société paysanne kabyle observée par le sociologue dans les années 1960 et, d’autre part, une lecture du roman de Virginia Woolf La Promenade au phare (1927). On peut même parler de revisite au carré, puisque ces deux sortes de matériaux, ethnographiques et littéraires, étaient déjà au cœur d’un article de 1990 qui avait aussi pour titre « La domination masculine ».

Le détour par l’analyse de la société paysanne kabyle fournit une loupe grossissante

Le détour par l’analyse de la société paysanne kabyle fournit une loupe grossissante : l’ordre y est fondé sur la division des objets et des activités, selon l’opposition hiérarchisée entre le masculin et le féminin. Bourdieu montre que l’habitus, concept qui désigne la capacité des individus à s’orienter dans le monde social, à adopter inconsciemment des conduites adaptées aux conditions objectives sans obéir explicitement à une règle, est tout à la fois sexué et sexuant. En Kabylie, la division entre les sexes, l’assignation des femmes à certains espaces et certaines tâches et des hommes à d’autres, paraît être « dans l’ordre des choses » et constitue un bon exemple de la naturalisation des rapports de domination, « un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social ».

L’analyse de La Promenade au phare met l’accent sur les coûts pour les hommes de la domination masculine, ce qui est pionnier à une période où les études sur la masculinité sont quasi inexistantes en France. Bourdieu décrit comment l’un des personnages de Woolf, M. Ramsey, est pris dans les injonctions de l’honneur et de la virilité qui l’amènent à jouer à certains jeux sociaux dont les femmes sont exclues ; décrits de l’extérieur, ces jeux apparaissent vains, ridicules. Les dominants sont, eux aussi, prisonniers de la domination.

Malgré son intérêt, le concept de violence symbolique laisse dans l’angle mort les violences physiques et économiques dont les femmes sont victimes

Dès le préambule du livre, Bourdieu insiste sur la dimension symbolique de la domination masculine et développe pour la décrire le concept de violence symbolique, « violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes ». Quelques pages plus loin, il précise qu’il désigne par là le fait que « les dominées appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles ». Par exemple, des enquêtes statistiques permettent d’établir que les femmes recherchent généralement un conjoint plus âgé et plus grand qu’elles, ce qui contribue à ce qu’elles se retrouvent dominées dans leur couple.

Si le livre rencontre un succès médiatique, sa réception est très critique de la part des spécialistes des études féministes. Malgré son intérêt, le concept de violence symbolique laisse dans l’angle mort les violences physiques et économiques dont les femmes sont victimes. Le peu de pages qu’il consacre à ces questions, pourtant centrales dans les études féministes, est pour le moins surprenant. Bourdieu fait ainsi l’impasse sur le féminisme matérialiste, sa critique du travail domestique non rémunéré et plus généralement de l’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le « Post-scriptum sur la domination et l’amour », dans lequel Bourdieu disserte romantiquement sur la possibilité d’un amour vrai qui échapperait aux rapports de domination, omet les violences conjugales et les rapports de pouvoir en jeu dans les relations sociales les plus intimes, dont la sexualité.

De façon paternaliste, Pierre Bourdieu enjoint les études féministes à réorienter leurs recherches

Plus étonnant encore venant de la part d’un chantre de la réflexivité qui, lorsqu’il entre au Collège de France en 1980, fait une leçon inaugurale sur la leçon inaugurale, Bourdieu ne semble pas se poser la question des formes et des effets de son irruption tonitruante dans un champ de recherche déjà fortement investi par des chercheuses. Il aborde ainsi en surplomb les études féministes : il se permet de ne pas citer les travaux des autrices centrales telles que Michelle Perrot, Joan Scott, Françoise Héritier, Christine Delphy ou encore Colette Guillaumin et attribue un livre de Nicole-Claude Mathieu à Jeanne Favret-Saada.

Photographie de Pierre Bourdieu © Fondation Bourdieu. Courtesy Camera Austria.

De façon paternaliste, Pierre Bourdieu enjoint les études féministes à réorienter leurs recherches. Selon lui, le principe de la domination masculine ne réside pas principalement « au sein de l’unité domestique sur laquelle un certain discours féministe a concentré tous ses regards, mais dans les instances telles que l’École et l’État », que les chercheuses feraient bien d’investir.

Joan Scott n’avait pas attendu Bourdieu pour énoncer dès 1986 que les études sur le genre devaient questionner et renouveler tous les domaines des sciences sociales, y compris l’histoire politique, économique, militaire… Rétrospectivement, on sait aujourd’hui que les études féministes n’en avaient pas fini non plus avec les violences sexistes et sexuelles, même au sein de la sphère domestique.

Une autre impasse, qui apparaît comme évidente vingt-cinq ans après sa parution, est l’impossibilité de penser l’articulation des différents rapports de domination. Bourdieu présente la domination masculine comme une forme de domination parmi d’autres dont les mécanismes – la violence symbolique ou la causalité circulaire, par exemple – sont simplement réactivés, transposés dans un nouveau domaine. La question de l’articulation est ainsi reléguée en note de bas de page : « Bien que, pour les besoins de la démonstration, j’aie été conduit à parler des femmes ou hommes sans faire référence à leur position sociale, j’ai conscience qu’il faudrait prendre en compte, en chaque cas, et comme je le ferai plusieurs fois dans la suite de ce texte, les spécifications que le principe de différenciation social fait subir au principe de différenciation sexuel (ou l’inverse). » En réalité, Bourdieu ne le fait pas, ignorant les apports des premiers travaux états-uniens sur l’intersectionnalité.

Bourdieu ne serait-il donc d’aucune utilité pour étudier les rapports de genre ?

La parution de La Domination masculine a incontestablement contribué au mouvement de légitimation des études sur le genre dans l’enseignement et la recherche en France. Dans les années qui ont suivi, la production académique et éditoriale sur ces questions a été de plus en plus visible – la question « féminin-masculin » a été introduite à l’agrégation de sciences économiques et sociales entre 1998 et 2001 – et d’intenses débats intellectuels ont accompagné la mise en œuvre de la loi sur la parité en politique ainsi que la création du Pacs pour les couples de même sexe. Ce tournant des années 2000 a été vécu comme le moment de formation d’une nouvelle génération de chercheuses sur le genre qui tente de renouveler les études féministes des années 1970.

La pensée féministe peut se construire, encore aujourd’hui, « contre et avec » Bourdieu

Paradoxalement, c’est dans d’autres travaux de Bourdieu que l’on trouve les concepts les plus utiles afin d’appréhender dans différents contextes historiques et nationaux les habits renouvelés de la domination masculine.

Par exemple, dans un livre récent, consacré aux personnes trans en France, Emmanuel Beaubatie explore l’hypothèse que les parcours de transition de genre constituent des déplacements sociaux qui peuvent être étudiés avec des concepts bourdieusiens : trajectoire, transfuge, frontière sociale… De la même façon que, dans le modèle bourdieusien, l’espace social comprend une pluralité de classes et de fractions de classe (par opposition avec le modèle marxiste binaire), il est possible de penser le genre selon une diversité de positions et de groupes.

De même, dans Le Genre du capital, Sibylle Gollac et moi utilisons le concept bourdieusien de stratégies familiales de reproduction afin de comprendre l’accroissement concomitant des inégalités patrimoniales entre classes sociales et entre hommes et femmes dans le capitalisme contemporain. Contrairement aux préconisations du Bourdieu de La Domination masculine, mais dans la continuité du Bourdieu du Sens pratique, nous montrons l’importance cruciale de l’institution familiale dans la reproduction des inégalités de classe et de genre. La pensée féministe peut donc se construire, encore aujourd’hui, « contre et avec » Bourdieu. 

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