Si on se demande, question qui peut paraître un petit peu naïve, comment sont informés ces gens qui sont chargés de nous informer, il apparaît que, en gros, ils sont informés par d’autres informateurs. Bien sûr, il y a l’AFP, les agences, les sources officielles (ministères, police, etc.) avec lesquelles les journalistes sont tenus d’entretenir des relations d’échange très complexes, etc. Mais la part la plus déterminante de l’information, c’est-à-dire cette information sur l’information qui permet de décider ce qui est important, ce qui mérite d’être transmis, vient en grande partie des autres informateurs. Et cela conduit à une sorte de nivellement, d’homogénéisation des hiérarchies d’importance. Je me rappelle avoir eu un entretien avec un directeur des programmes ; il vivait dans l’évidence totale. Je lui demandais : « Pourquoi mettez-vous ceci en premier et cela en second ? » Et il répondait : « C’est évident. » Et c’est sans doute pour cette raison qu’il occupait la place où il était ; c’est-à-dire parce que ses catégories de perception étaient ajustées aux exigences objectives. (En l’entendant parler, je ne pouvais m’empêcher de penser à Godard disant : « Verneuil est un Tzigane par rapport au directeur de FR3. Enfin, par comparaison. ») Bien sûr, dans les différentes positions à l’intérieur même du milieu du journalisme, les différents journalistes trouvent inégalement évident ce qu’il tenait pour évident. Les responsables qui incarnent l’audimat ont un sentiment d’évidence qui n’est pas nécessairement partagé par la petite pigiste qui débarque, qui propose un sujet et à qui on dit : « Ça n’a aucun intérêt… » On ne peut pas se représenter ce milieu comme homogène : il y a des petits, des jeunes, des subversifs, des casse-pieds qui luttent désespérément pour introduire des petites différences dans cette énorme bouillie homogène qu’impose le cercle (vicieux) de l’information circulant de manière circulaire entre des gens qui ont en commun – il ne faut pas l’oublier – d’être soumis à la contrainte de l’audimat, les cadres eux-mêmes n’étant que le bras de l’audimat.

Partout, on pense en termes de succès commercial

L’audimat, c’est cette mesure du taux d’audience dont bénéficient les différentes chaînes (il y a des instruments, actuellement, dans certaines chaînes qui permettent de vérifier l’audimat quart d’heure par quart d’heure et même, c’est un perfectionnement qui a été introduit récemment, de voir les variations par grandes catégories sociales). On a donc une connaissance très précise de ce qui passe et ce qui ne passe pas. Cette mesure est devenue le jugement dernier du journaliste : jusque dans les lieux les plus autonomes du journalisme, à part peut-être Le Canard enchaîné, Le Monde diplomatique, et quelques petites revues d’avant-garde animées par des gens généreux et « irresponsables », l’audimat est actuellement dans tous les cerveaux. Il y a, aujourd’hui, une « mentalité audimat » dans les salles de rédaction, dans les maisons d’édition, etc. Partout, on pense en termes de succès commercial. 

 

Sur la télévision © Raisons d’agir, 1996

 

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