Dans quel contexte Pierre Bourdieu publie-t-il ses premiers travaux à la fin des années 1950 ?

Sa première publication prend la forme d’un « Que sais-je ? » baptisé Sociologie de l’Algérie. Elle paraît en 1958, en pleine guerre d’Algérie. Pierre Bourdieu se réclame alors d’un groupe de chercheurs, d’intellectuels et de scientifiques appelés « les libéraux », qui peine à se positionner clairement : ils sont à la fois très favorables à l’indépendance de l’Algérie, mais n’apportent pas directement leur soutien au FLN. Ils souhaitent avant tout réaliser des enquêtes de terrain pour faire connaître la situation coloniale et ses effets à la population française métropolitaine, et en particulier la violence politique, économique, sociale et symbolique que la colonisation inflige à la société traditionnelle. C’est à ce moment-là que Pierre Bourdieu naît en tant que sociologue.

Quelle est alors la place de la sociologie dans le paysage intellectuel français ?

La sociologie n’a plus le lustre qu’elle avait difficilement conquis grâce au travail d’Émile Durkheim et de ses disciples. À la Libération, elle devient une discipline assez empirique, principalement localisée au CNRS et dominée par la philosophie. Lorsque Bourdieu fait son apparition dans ce champ, la sociologie vient seulement d’obtenir une certaine autonomie universitaire avec la création de sa propre licence. À l’époque, la vie intellectuelle se concentre principalement autour du groupe de Jean-Paul Sartre et de sa revue, Les Temps modernes.

La formation philosophique initiale de Pierre Bourdieu a-t-elle contribué à alimenter son travail ?

Oui, elle est capitale. Bourdieu n’a jamais cessé de se considérer en partie comme un philosophe, mais un philosophe qui résolvait les problèmes philosophiques par des moyens qui n’étaient pas ceux de la philosophie classique. La sociologie se nourrit de questions qui lui viennent de l’extérieur tout en ayant sa propre autonomie. Il était et reste une référence en la matière, comme l’est Norbert Elias. Ils ont ce point commun d’avoir eu un parcours assez atypique.

Quels sont les principaux apports de Bourdieu à la sociologie ?

Ils sont très nombreux. Je commencerais par ce qu’il appelle le concept des champs de production culturelle. Bourdieu a développé une théorie sur la genèse d’espaces sociaux particuliers qui sont caractérisés par des formes de croyance particulières, comme la vérité dans le champ scientifique, par exemple. Il a essayé d’analyser les conditions sociales de leur émergence et leur structure, en pensant toujours ces univers dans leurs relations avec l’espace social environnant. Il y revient dans ses travaux en permanence.

« Cette dimension de lutte et de domination symboliques qu’il a injectée dans différents domaines est ce qui fait l’unité de sa théorie »

J’insisterais également sur sa contribution à la sociologie économique. Elle est à mon sens très importante, parce que très diverse. Bourdieu a notamment travaillé sur les transitions du capitalisme en contexte de guerre, avec ses travaux sur l’Algérie, et la transformation des dispositions économiques des personnes : comment acquiert-on des dispositions « rationnelles », selon le sens qui est en général donné à ce mot dans une société capitaliste développée ? Il s’est intéressé à la banque, à l’accession à la propriété, à l’immobilier, aux structures du marché. D’après lui, même dans le champ économique, la distribution des différents capitaux est structurante, y compris le capital symbolique. Bourdieu a mis du symbolique là où l’on n’en met pas assez. Cette dimension de lutte et de domination symboliques qu’il a injectée dans différents domaines est ce qui fait l’unité de sa théorie. 

Comment en vient-il à développer l’idée de structure symbolique ?

Bourdieu est d’abord un anthropologue, et un anthropologue qui étudie une société traditionnelle où il existe une logique très forte et difficile à comprendre, surtout pour nous dans ce XXIe siècle où tout est calcul, stratégie, jusqu’au choix de mettre un enfant dans telle ou telle école. En Algérie, il constate que la logique de la société traditionnelle est différente. Ses acteurs sont pris dans des rapports de réciprocité et de dépendance extrêmement forts qui relèvent de la logique de l’honneur, de l’attention à ne pas commettre de fautes.

Photographie de Pierre Bourdieu © Fondation Bourdieu. Courtesy Camera Austria.

Ce système de normes conditionne l’action des individus. Or, Bourdieu voit ces structures symboliques, propres à cette société kabyle, se disloquer sous l’effet de l’imposition de normes économiques et d’une certaine conception du travail liée à la colonisation. De retour en France, il travaillera sur d’autres structures symboliques, en particulier sur la mythologie républicaine de l’accès à l’égalité par l’ouverture de l’enseignement supérieur à tous, montrant à l’aide de statistiques que celle-ci est en partie une fiction.

Quel est le rapport de Bourdieu à Marx ?

Il a très tôt un rapport ambivalent à Marx, dont il s’approprie des concepts comme l’accumulation primitive ou le capital. Ses travaux visent à montrer que la réalité est plus complexe qu’une opposition entre un haut et un bas, entre ceux qui possèdent les moyens de production et les autres. Pour lui, les polarisations sont liées à des constructions symboliques qui se reconfigurent selon les périodes ; ce ne sont pas forcément celles que Marx met en avant. Il ne partage pas sa vision essentialiste des classes sociales. Cela n’a pas empêché ses ennemis de le qualifier de marxiste. Bourdieu était en réalité très critique par rapport à certains usages dévoyés du marxisme. Il n’a aucune sympathie pour les formes figées du matérialisme dialectique en Union soviétique dont il entend des échos chez ses camarades de l’École normale supérieure. Il ira jusqu’à dire d’eux qu’ils exercent une forme de terrorisme intellectuel. Ces derniers deviendront eux-mêmes par la suite très anti-Bourdieu.

Comment expliquez-vous qu’il ait été, à tort ou à raison, critiqué comme étant un idéologue dans la dernière partie de son parcours ?

Bourdieu ne cachait pas une certaine sympathie pour l’Union de la gauche et le gouvernement socialiste jusqu’au début des années 1990. Il était très proche de Michel Rocard, notamment. Il avait aussi des liens avec François Mitterrand. Il voulait les aider et, en même temps, il était très déçu par sa coopération avec les gouvernements de gauche. Il a vu se profiler un démantèlement des raisons d’être de la gauche, que ce soit l’État social ou les politiques sociales, et a senti assez tôt que se dégageaient des tendances vers des politiques d’accommodement avec un capitalisme financiarisé, néolibéral.

« Il devient ainsi l’une des figures de ce qu’on appelle l’altermondialisme. C’est à ce moment-là qu’il est attaqué et qu’on lui reproche d’être un idéologue »

Autour de 1992-1993, il devient plus critique et se lie au monde associatif et syndical. En 1995, il s’oppose fermement à toute une partie des intellectuels autoproclamés de gauche de l’époque qui soutiennent le plan Juppé, lequel est globalement un plan d’austérité et de libéralisation. Il devient ainsi l’une des figures de ce qu’on appelle l’altermondialisme. C’est à ce moment-là qu’il est attaqué et qu’on lui reproche d’être un idéologue. La plupart des journaux, des médias mainstream ne vont pas dans son sens. Bourdieu a pris le risque de dilapider une partie de son capital symbolique en prenant parti pour autre chose que l’ordre existant et ce qu’il aurait fallu faire pour rester en place en s’accommodant du monde tel qu’il est.

Pierre Bourdieu semble avoir prédit assez justement l’époque qui a succédé à la sienne. Est-il, finalement, notre contemporain ?

Oui, il a notamment compris très tôt que la domination masculine est une dimension primordiale des dynamiques sociales. Il en a une vision réaliste et qui peut paraître pessimiste : il pense que ces structures sont très profondes, très incorporées et que les déclarations verbales ou les professions de foi ne suffisent pas à changer profondément les choses. Il faut du temps, des réformes radicales et une action systématique à tous les niveaux – individuel, collectif et institutionnel. Il est très moderne sur ce plan. En revanche, son dialogue avec les féministes n’a pas toujours été facile. Des théoriciennes matérialistes lui ont reproché d’avoir repris des idées qu’elles avaient développées vingt ans avant lui. Je pense personnellement que, de ce point de vue, il a été assez visionnaire. Sur la question de l’écologie aussi : il était très conscient du fait qu’il s’agissait d’un nœud de problèmes que les sciences sociales ne suffisent pas à appréhender.

Comment Bourdieu a-t-il réussi à toucher un lectorat si large ?

L’un des premiers textes que j’ai lus de lui date de 1986. Il l’avait écrit pour le quotidien Libération. Son titre : « À quand un lycée Bernard-Tapie ? » Pierre Bourdieu avait le sens de ce qu’il fallait dire, du mot juste. J’ai reçu de nombreux témoignages de lecteurs de La Misère du monde (Seuil, 1993) qui affirment que Bourdieu a mis des mots sur ce qu’ils ressentaient au plus profond d’eux. Je pense que c’est toujours le cas aujourd’hui, que certains de ses textes parlent encore. Bourdieu avait un sens de l’écriture, un côté littéraire inspiré de Proust. Il a su trouver des métaphores pertinentes. Il a d’ailleurs incité les sociologues à cultiver cette force pour être plus efficaces dans leur communication publique, ce qu’on n’a pas toujours réussi à faire. Il y a beaucoup de très bons travaux de sciences sociales qui n’arrivent pas à toucher le public. Bourdieu était très conscient de ce problème.

Comment influence-t-il encore la sociologie aujourd’hui ?

Il continue d’exercer une forte influence, y compris chez des chercheurs qui ne se réclament pas explicitement du cadre théorique de Bourdieu. Il a réussi à transmettre un habitus scientifique qui, notamment, récuse tout sectarisme méthodologique. Il pensait qu’il n’y avait pas de voie unique. Son travail s’appuyait toujours sur des enquêtes, sur des données, sur des entretiens ou encore sur des observations ethnographiques. Il a impulsé une logique de recherche collective qui reste aujourd’hui largement partagée dans la sociologie française, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres pays.

La pensée de Pierre Bourdieu a-t-elle encore un écho à l’étranger ?

Sa pensée continue de vivre à travers de nombreux réseaux internationaux, que l’on qualifie parfois de bourdieusiens. Les théories bourdieusiennes résonnent très fortement en Amérique latine, aux États-Unis, en Allemagne, en Chine, en Inde. La pensée de Bourdieu rayonne d’ailleurs au-delà de la sociologie et influence aussi les études littéraires, l’histoire, les sciences politiques, l’anthropologie, les sciences du sport… Sa sociologie est encore très vivante. 

Quel livre conseilleriez-vous à un jeune lecteur ?

Même s’il est décrié, parce que sans doute trop simplificateur, Sur la télévision (Raisons d’Agir, 1996) reste une bonne porte d’entrée dans l’œuvre de Bourdieu. Pour les jeunes qui entreprennent des études supérieures, quel que soit le domaine, feuilleter La Distinction : critique sociale du jugement (Les Éditions de Minuit, 1979) semble s’imposer. C’est l’un des livres les plus fascinants de l’histoire de la sociologie et le livre le plus cité. Sa traduction en anglais a débouché sur une réception incroyable aux États-Unis. La Noblesse d’État (Les Éditions de Minuit, 1989) est un livre que j’aime aussi beaucoup. Il parle des grandes écoles, un phénomène spécifique à la société française, qui peut parler à leurs élèves, mais également à ceux qui ne comprennent pas pourquoi ceux-ci les dominent. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC & PAUL LABORDE

 

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