Qu’aurait pensé Pierre Bourdieu de ce texte ? Aux yeux du sociologue, les récits de vie n’avaient guère d’intérêt. Quant à l’autobiographie, il la considérait comme un genre « convenu » et « illusoire ». De son vivant, le scientifique a cherché à décourager plusieurs biographes de s’intéresser à son parcours personnel. Aujourd’hui encore, ses descendants respectent son choix. Vingt ans après sa mort, les fils ne parlent toujours pas du père. Pour comprendre qui était Pierre Bourdieu restent alors les enregistrements, les écrits, les témoignages de ses anciens élèves, aussi clivés que passionnés, et un ouvrage posthume. Dans Esquisse pour une auto-analyse (Raisons d’Agir, 2004), qu’il venait de terminer au moment de sa disparition, Pierre Bourdieu fait de sa propre trajectoire l’objet de son ultime enquête sociologique. Une manière, non pas de donner un sens particulier à sa vie, mais de prouver la validité de ses concepts.

Né le 1er août 1930 à Denguin, un village de quatre cents âmes situé à quelques kilomètres de Pau, Pierre Bourdieu est le fils unique d’Albert et de Noémie, deux enfants de la paysannerie béarnaise.

Interne au lycée Louis-Barthou, à Pau, il découvre la dureté de la bourgeoisie citadine envers les enfants d’origine modeste

Aux yeux du fils, Albert incarne le modèle du transfuge de classe. Ce métayer devenu facteur-receveur vers l’âge de 30 ans a malgré lui creusé un léger fossé avec son milieu d’origine. Ce décalage le fait souffrir, et Pierre aussi. De ses camarades d’école, ce dernier écrit qu’il était « séparé par une sorte de barrière invisible qui s’exprimait dans certaines insultes rituelles ». Celles-ci, formulées en patois béarnais, visaient les « lous emplegats », ces employés planqués, « toujours à l’ombre ». Dans le monde rural, qui valorise l’effort physique, le fonctionnaire est « celui qui voit tomber tous les mois un bon salaire, en dépit des grêles et des gelées, et sans se fatiguer… »

Quelques années plus tard, l’expérience désagréable se poursuit, différemment. Interne au lycée Louis-Barthou, à Pau, il découvre la dureté de la bourgeoisie citadine envers les enfants d’origine modeste. À ses yeux, l’internat a des airs de centre pénitentiaire. Dans cette « école terrible de réalisme social », Pierre Bourdieu est un garçon « révolté », animé par « une sorte de fureur butée ». Le malaise du jeune provincial ne fait que s’accroître lorsqu’il intègre les classes préparatoires du lycée Louis-le-Grand, à Paris. De cette première expérience de la domination, il dira ne garder pourtant aucun ressentiment. Elle aura au moins, peut-on penser, éveillé sa curiosité : deux décennies plus tard, il élaborera, avec le sociologue Jean-Claude Passeron, la théorie du pouvoir symbolique – autrement dit, les codes invisibles de la domination sociale, clé de voûte de son œuvre.

 

Pablo

Nous sommes en 1954. Agrégé de philosophie à tout juste 24 ans, Pierre Bourdieu est affecté au lycée de Moulins, la préfecture de l’Allier, une ville de taille modeste, calme et bourgeoise, aujourd’hui connue pour son Centre national du costume de scène. Les élèves réservent un accueil chaleureux à ce jeune rugbyman « physiquement bien campé, avenant, souriant », décrit Jean Lallot, qui était l’un d’entre eux. Le nonagénaire, qui garda contact avec Pierre Bourdieu durant de longues années, prend plaisir, encore aujourd’hui, à évoquer ce professeur différent des autres, qui lui inspirait confiance. « L’un des premiers travaux qu’il nous a demandé de faire avait pour consigne : “Faites le portrait de votre esprit”. J’ai fait le travail le mieux possible, et en fait, je me suis beaucoup dévoilé », confie-t-il. Bourdieu, lui, gardait un certain mystère. Ses élèves ignoraient jusqu’à son prénom. Parce qu’il signait de ses initiales « P. B. », sa classe le surnomma « Pablo », une fantaisie dont il s’accommoda. La carrière dans l’enseignement secondaire de Pierre Bourdieu prit fin après cette première année scolaire à Moulins. En 1955, il ne put échapper à la conscription. Alors qu’il projetait de préparer une thèse sous la direction du grand philosophe Georges Canguilhem, il est envoyé en Algérie. Il ne rentrera que cinq ans plus tard, devenu sociologue entre-temps.

« L’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même », dira-t-il quelques mois avant sa mort

Véritable laboratoire sociétal, politique et économique, l’Algérie coloniale et ses bouleversements apparaissent rapidement comme un sujet d’étude aux yeux de Bourdieu qui, grâce à des relations, est affecté au gouvernement général d’Alger, échappant ainsi aux combats. Lorsque son service militaire s’achève, Pierre Bourdieu décide d’enseigner à la faculté des lettres d’Alger pour poursuivre son travail scientifique. Avec une jeune équipe de chercheurs, il se rend régulièrement sur le terrain et multiplie les entretiens, les observations, les photographies et les enquêtes statistiques pour mieux comprendre le système colonial et son impact sur la vie des Algériens. En Kabylie, il dresse un parallèle entre la domination exercée par le pouvoir colonial sur les communautés paysannes et celle de l’État français sur les villageois du Béarn. « L’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même, dira-t-il quelques mois avant sa mort. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère et récupérer tout ça sans drame. » Toute sa vie, Pierre Bourdieu gardera un rapport ambigu à ses origines. Il prenait soin de gommer son accent qui lui « faisait physiquement horreur ». Selon l’anthropologue Colette Milhé, il préférait parler en béarnais avec ses amis d’enfance. Il finira également par accepter de parrainer la Calendreta de Pau, une école qui délivrait son enseignement en occitan local.

Toute sa vie, il gardera un rapport ambigu à ses origines. Il prenait soin de gommer son accent qui lui « faisait physiquement horreur »

L’expérience algérienne prend fin en 1960, à quelques mois du putsch des généraux. De retour en France, Pierre Bourdieu se rend dans sa région d’origine pour étudier la généralisation du célibat dans le Béarn. Il continue d’employer les mêmes méthodes de travail, très empiriques. Il arrive qu’Albert Bourdieu accompagne son fils pour l’aider à réaliser ses entretiens. Le local inspire confiance et lui permet de recueillir une meilleure matière, pense-t-il. C’est l’époque où le sociologue théorise deux de ses concepts les plus célèbres, l’habitus et la violence symbolique.

 

La naissance d’un savant

Raymond Aron, dont il est l’assistant à la Sorbonne, confie à Pierre Bourdieu la direction de son Centre de sociologie européenne en 1961. La discipline peine encore à exister comme objet académique. Bourdieu s’entoure de nombreux collaborateurs : Luc Boltanski, Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, mais aussi Yvette Delsaut, Monique de Saint-Martin et Francine Muel. À une époque où le milieu de la recherche brille par son machisme, Bourdieu se démarque. Ensemble, ils fondent une école puissante et dynamique en même temps qu’un clan, une famille. L’absence d’horaires, le travail tardif, les fêtes parfois aussi, soudent le groupe autour de l’ambitieux sociologue.

Comme à Moulins, Bourdieu se présente aux autres comme un intellectuel accessible, qui s’intéresse à ceux qui le sollicitent. Aux courriers qu’on lui adresse, il prend toujours le soin de répondre longuement. Même au temps de l’électronique, il aime écrire des petites cartes. Il reçoit dans son bureau, situé au 54 boulevard Raspail, une pièce assez austère et ordonnée, dont les murs sont couverts de livres. Sa bibliothèque est éclectique. La philosophie y côtoie l’histoire et la sociologie. On y trouve aussi bien des ouvrages de Michel Serres que de Michel de Certeau. « Vous entriez dans son bureau et vous aviez l’impression d’être dans un autre monde, où il vous faisait sentir comme son égal », raconte son ancien élève Jean-Louis Fabiani, à qui Bourdieu a offert la chance de publier un article dans sa revue alors qu’il n’était encore qu’étudiant. « J’ai changé de monde grâce à Bourdieu, et beaucoup de gens ont expérimenté ça. Avec lui, on avait ce sentiment d’euphorie parce qu’on était propulsé. C’était la fusée Bourdieu. »

© Louis Monier/Gamma Rapho

Pierre Bourdieu avait deux qualificatifs pour parler du travail sociologique tel qu’il le comprenait : modeste et ambitieux. « Généralement, les gens sont dans une alternative. Lui pensait qu’il fallait être les deux à la fois », dit Louis Pinto, sociologue et ami. Ce regard exigeant et, à première vue, paradoxal sur sa propre discipline trouvait écho dans sa personnalité. Bourdieu pouvait aussi se montrer dur. « Il avait cette capacité de nous faire plus gros que ce qu’on était, mais aussi de nous faire sentir qu’il existait une différence presque ontologique entre lui et ses élèves, dit Jean-Louis Fabiani. Il jouait au yoyo avec nos ego, et c’était parfois difficile psychologiquement. »

Tout au long de sa carrière, Pierre Bourdieu se brouillera avec nombre de ses camarades. Il y aura parfois des réconciliations, mais pas toujours. « Tout le monde, dans le centre, a un jour ou l’autre haï Bourdieu », estime Fabiani, qui s’était attiré les foudres de son maître en critiquant publiquement Sur la télévision (Raisons d’agir, 1996). Louis Pinto voit les choses différemment : « Après un surinvestissement terrible, certains ont été voués à une forme de déception. Ils ont eu l’impression d’avoir été exploités ou écrasés. » Aujourd’hui encore, le clan des héritiers est scindé en deux – les critiques et les fidèles –, et chacun de ces camps ne veut plus rien avoir affaire avec l’autre. L’année 1968 marque une autre des grandes ruptures qui ont émaillé la vie de Pierre Bourdieu, celle avec Raymond Aron. Ce dernier, défenseur d’une pensée libérale, a fini par comprendre que son jeune assistant devenu grand n’était finalement pas l’héritier dont il avait rêvé. 

Pierre Bourdieu est l’un des premiers à dénoncer ce qu’il considère comme le recul de la « main gauche de l’État » – éducation, culture, santé, protection sociale

Pour diffuser ses idées plus largement et imposer un point de vue nouveau dans le champ scientifique, Pierre Bourdieu crée en 1975, avec le soutien de l’historien Fernand Braudel, une revue dans laquelle cohabitent toutes les sciences sociales. Les Actes de la recherche en sciences sociales publient aussi bien des élèves de Bourdieu que de grands intellectuels, tel le sociologue Norbert Elias. Comme toujours avec Bourdieu, l’ambiance est au travail et l’initiative paie. La revue contribue à faire de Pierre Bourdieu un intellectuel reconnu par ses pairs et au-delà. Vingt ans plus tard, il fondera sa propre maison d’édition, baptisée Raisons d’agir, au ton universitaire et militant. Pierre Bourdieu entre dans la dernière partie de sa vie, au cours de laquelle il défendra, d’une manière plus radicale, les valeurs antilibérales qu’il a toujours portées en lui. 

 

Un sport de combat

Au cours des années 1990, Bourdieu met son capital symbolique et scientifique au service de ses idéaux politiques. Déçu par ce qu’il considère comme une dérive libérale du gouvernement de centre gauche, il tisse des liens avec des mouvements sociaux plus radicaux. Parmi les intellectuels français, Pierre Bourdieu est l’un des premiers à dénoncer ce qu’il juge un recul de la « main gauche de l’État » – éducation, culture, santé, protection sociale – au profit de la « main droite » – économie, sécurité. La Misère du monde (1993), somme qu’il a dirigée et qui s’articule autour d’une longue série d’entretiens documentant les méfaits du néolibéralisme sur les vies des gens ordinaires, est un franc succès de librairie.

Ces prises de position militantes lui valent, à la fin de sa vie, nombre de critiques de la part des médias

Lorsqu’éclatent les grandes manifestations contre le plan Juppé à l’hiver 1995, Pierre Bourdieu s’engage en faveur de ceux « qui se battent pour changer la société » et qui luttent « contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits ». À la gare de Lyon, il prononce un discours de soutien devant une foule de cheminots en grève. Aux propos du Premier ministre Alain Juppé : « Je veux que la France soit un pays sérieux et un pays heureux », il répond qu’on pourrait les traduire par : « Je veux que les gens sérieux, c’est-à-dire les élites, les énarques, ceux qui savent où est le bonheur du peuple, soient en mesure de faire le bonheur du peuple, fût-ce malgré lui, c’est-à-dire contre sa volonté. » Pierre Bourdieu concluait : « Voilà comment pensent les technocrates et comment ils entendent la démocratie. Et l’on comprend qu’ils ne comprennent pas que le peuple, au nom duquel ils prétendent gouverner, descende dans la rue – comble d’ingratitude ! – pour s’opposer à eux. »

Le 30 juin 2000, lorsque des milliers de personnes se rassemblent à Millau à l’occasion du procès des dix militants mis en examen après le « démontage » du McDonald’s, Pierre Bourdieu est dans la foule. Il est venu participer aux forums sur la mondialisation en marge du procès, aux côtés de la Confédération paysanne, de Greenpeace, du groupe Attac. Le soir même, Zebda et Francis Cabrel donneront un concert de soutien sur l’esplanade de la Maladrerie. Ces prises de position militantes lui valent, à la fin de sa vie, nombre de critiques de la part des médias, dont il s’était appliqué à analyser le rôle social. La revue Esprit, qui l’avait publié dans le passé, en fait un populiste de gauche, un traître.

Pierre Bourdieu semble pourtant être demeuré toute sa vie fidèle à ses principes. Le sociologue a toujours montré une forme appuyée d’engagement, exprimée par le biais de travaux de recherche, du syndicalisme, de tribunes dans la presse ou d’heures passées à battre le pavé aux côtés des militants. Pierre Bourdieu, qui a finement analysé le rôle et la place des intellectuels dans la société, a su, en endossant lui-même ce costume, en proposer une autre image : celle d’un savant qui, parce qu’il était convaincu de la valeur du collectif, a tout de suite pris soin de rester aussi loin que possible de la tour d’ivoire à laquelle la fonction le prédestinait. 

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