Elle carburait à la nicotine. Il était difficile de l’imaginer sans son éternelle cigarette, sa complice qui l’accompagnait tard dans la nuit, tout au long de ces soirées qu’elle réservait jalousement aux discussions entre amis, à des débats politiques sans fin. Elle avait besoin de ces échanges chaleureux et emportés dans lesquels se déployait son sens de la formule. Hannah Arendt, alors au sommet de sa reconnaissance internationale, ne professait aucun dogme. Son art consistait à faire assaut d’audace philosophique dans un anglais appris en quelques semaines à son arrivée aux États-Unis au début des années 1940.

Comment cette rescapée de la persécution des Juifs d’Europe s’en était-elle sortie ? Par quels détours était-elle devenue cette figure intellectuelle remarquable ? Ce numéro du 1 cherche à répondre à ces questions et à bien d’autres. Un fait certain : après la Shoah, la vie d’Hannah Arendt devient tout entière politique. Cette exilée offre l’exemple d’une incroyable résilience – cette capacité à surmonter blessures et traumatismes –, comme on aime à dire aujourd’hui. L’histoire aurait pu la briser. Elle en fait un objet d’étude. Elle n’aura pas vécu en vain l’ascension d’Hitler, puis la persécution politique et antisémite. Elle met toute son intelligence et sa capacité d’analyse à comprendre et expliquer les totalitarismes qui ont rongé l’Europe du XXe siècle.

Cette exilée offre l’exemple d’une incroyable résilience

En cela, Arendt, formée par la lecture de Kant et par l’enseignement de Heidegger et de Jaspers, n’est pas une philosophe classique. Elle ne ressent nul besoin de créer un système philosophique. Sa réflexion balaye cadres et cloisons. Pas d’école de pensée, pas de ligne chez elle, sinon celle de prendre au collet les faits et les idées, de les essorer pour aller au plus près du réel. Telle est sa modernité. Une pensée, ancrée dans son époque, qui nous paraît toujours aussi juste, actuelle. Philosophe ? Ce titre la laisse indifférente. « Je suis devenue une sorte d’écrivain indépendant », confie-t-elle à ses débuts, l’époque héroïque où elle multiplie les interventions dans des revues intellectuelles.

Cette indépendance peut la mener très loin. En 1961, lors du procès du SS Adolf Eichmann, qu’elle couvre pour le New Yorker, elle ose souligner le rôle ambigu des Conseils juifs embarqués dans la collaboration avec l’entreprise nazie. Et elle renvoie l’accusé à sa condition médiocre et banale de pion, un pauvre « clown » sans intérêt, dira-t-elle. Des affirmations qui blessent et offensent nombre de Juifs. Tout Arendt est là : porter la plume dans la plaie avec intrépidité, tenir en respect les préjugés du temps, ne pas céder à l’esprit de chapelle. Surtout la sienne. 

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