J’ai commencé à m’intéresser à l’œuvre d’Hannah Arendt après la chute du mur de Berlin. Et je n’aurais jamais eu l’idée de faire un film sur elle, encore moins d’y consacrer dix ans de ma vie, sans le conseil d’un ami. En 2002, alors que je venais de réaliser Rosenstrasse, un film sur un chapitre de l’histoire très méconnu, celui des femmes « aryennes » qui ont lutté contre la déportation de leurs maris juifs et sont parvenues à les sauver, cet ami m’a dit : « Maintenant, il faut absolument que tu fasses un film sur Hannah Arendt. » Ma première réaction a été de lui répondre : « Un film sur une philosophe qui pense… mais c’est impossible ! » Pourtant, à partir du moment où l’idée a été exprimée, elle n’a plus quitté mon esprit. Ma coscénariste Pam Katz était particulièrement enthousiaste, alors nous avons commencé les recherches.

Comment aborder un tel sujet ? Pour moi, les lettres sont d’une importance capitale. Ce sont les lettres qui permettent d’appréhender toute la subtilité, toute la diversité des sentiments et des pensées qui animent un personnage. Avec chaque interlocuteur, il s’exprime d’une manière différente. Elles forment un kaléidoscope du caractère. Quand je préparais mon film sur Rosa Luxemburg, je me rendais tous les jours à Berlin-Est pour lire les 2 500 lettres qui étaient conservées à l’Institut du marxisme-léninisme, sous l’œil méprisant des gardes-frontières. J’ai lu de la même manière la très importante correspondance entre Hannah Arendt et ses nombreux amis, ce qui m’a permis de mieux cerner son caractère. Et j’ai également eu la chance de pouvoir rencontrer des témoins qui l’avaient réellement connue, comme son ancien assistant de recherche Jerry Kohn, son éditrice et traductrice Lotte Köhler, ou sa première biographe Elisabeth Young-Bruehl. Ce n’est qu’après avoir trouvé cette clé « personnelle », intime, que j’ai pu me plonger dans ses écrits philosophiques et politiques.

Je voulais que le spectateur voie ce qu’Arendt avait vu

À l’origine, nous voulions réaliser un biopic qui aurait couvert toute sa vie, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que si nous voulions faire justice à sa pensée, il fallait se limiter à une période bien précise. C’est Pam Katz, ma coscénariste, qui a eu l’idée de génie de se concentrer sur un événement très particulier : cette énorme polémique déclenchée par la parution de ses articles dans le New Yorker autour du procès du SS Adolf Eichmann qui s’est déroulé en 1961 à Jérusalem. Le film a d’ailleurs failli s’appeler Controversy ! Se focaliser sur cette controverse était doublement important pour moi. En tant qu’Allemande, d’abord, car c’était une manière de me confronter à notre terrible passé. En tant que cinéaste, aussi, parce qu’il existe des images réelles du procès d’Eichmann. C’était donc l’occasion de montrer Hannah Arendt et de suivre le cheminement de sa pensée depuis la salle de presse d’où elle assiste au procès, découvre le visage d’Eichmann, l’écoute parler et se rend compte de sa bêtise absolue. J’ai tenu à ce que nous n’utilisions que des images d’archives de lui. Cela n’aurait pas fonctionné si Eichmann avait été incarné par un acteur. Le public n’aurait vu que son jeu, sans déceler la profonde médiocrité du personnage qu’Arendt décrit dans ses articles. Or, je voulais que le spectateur voie ce qu’Arendt avait vu.

L’essentiel, c’est que l’actrice puisse nous montrer Arendt penser

Bien évidemment, le choix de l’actrice principale a été primordial. Barbara Sukowa avait déjà interprété Rosa Luxemburg dans un de mes précédents films. À l’époque, certains m’avaient reproché d’avoir choisi une actrice non juive, et la même critique est revenue à propos d’Arendt. Pour moi, cela n’a aucune importance. L’essentiel, c’est que l’actrice puisse nous montrer Arendt penser. Toute la vie d’Arendt tourne autour de l’acte de penser ! Il fallait donc une actrice que l’on puisse presque voir penser. Barbara Sukowa est d’une intelligence formidable. Elle est allée à la rencontre d’anciens amis d’Arendt pour comprendre sa façon de marcher, son accent allemand lorsqu’elle parlait anglais, sa manière de tenir une cigarette, ses grands éclats de rire… Elle a lu son œuvre, et elle a même travaillé plusieurs mois avec un professeur de philosophie de l’université Columbia afin de comprendre en profondeur sa pensée. J’avais une confiance absolue en elle, et pour aborder un sujet aussi complexe et difficile, j’avais vraiment besoin d’une actrice amie et combattante.

Si je ne parviens pas à aimer mon personnage, je ne peux pas vivre une si longue période en sa compagnie

Pour ma part, dans mon travail de réalisatrice, il me faut aborder le personnage « dans son entièreté », trouver une clé, un lien de sympathie. Si je ne parviens pas à aimer mon personnage, je ne peux pas vivre une si longue période en sa compagnie. Au cours de ces dix ans passés avec Arendt, j’ai appris à aimer son sens de l’amitié, mais aussi son goût du sarcasme, son humour souvent très berlinois, et la façon dont elle méprise la lâcheté. C’est quelque chose qu’elle partage d’ailleurs avec Rosa Luxemburg, à qui elle a consacré un très bel essai. Au fil du temps, j’ai également découvert beaucoup de liens « souterrains » entre elle et moi. Mais la chose la plus importante qu’elle m’ait enseignée, c’est une forme d’indépendance de la pensée. Ne pas suivre aveuglément une idéologie, comme j’en avais fait l’erreur dans les années 1970. Je faisais en effet partie de ces Allemands gauchistes qui refusaient de comparer le nazisme et le stalinisme. C’est d’ailleurs pour cela que je ne m’étais jamais penchée sur son analyse du totalitarisme. Hannah Arendt, à travers sa vie et son œuvre, est celle qui nous enjoint à « penser sans barrières », sans garde-fou. « Denken ohne Geländer. » « Thinking without a banister. » 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

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