« Premier sourire, enfant lumineuse », « chante beaucoup, avec passion, mais malheureusement complètement faux », « intérêt brûlant pour les livres ». Dans son petit cahier intitulé Unser Kind, « Notre enfant », Martha Arendt consigne avec diligence les progrès de sa fille unique Hannah, née le 14 octobre 1906 à Hanovre, dans le nord de l’Allemagne. Martha est une femme cultivée, fervente lectrice de Goethe. Lorsque la famille déménage à Königsberg, elle tient salon pour les sociaux-démocrates et fréquentera même les cercles spartakistes de Rosa Luxemburg. Le père, Paul, est un ingénieur au caractère strict, rendu fragile par une mauvaise santé. Pour cette famille juive assimilée de la classe moyenne, comme pour le reste de l’Allemagne, l’époque est prospère. Le pays vit un âge d’or économique, social et culturel. Chose rare pour une jeune fille en ces temps, Hannah est autorisée à faire des études. On la dit brillante mais rebelle, parfois grossière, et franchement indisciplinée, capable d’exercer une grande influence sur ses camarades.

En 1913, Arendt perd son père, au terme d’une longue agonie. Toujours vive et impétueuse, elle est désormais en proie à de profonds accès de mélancolie et se plonge avec exaltation dans la poésie allemande. Chez Schiller, Heine et Rilke, elle trouve l’écho de sa Sehnsucht, son sentiment de non-appartenance, sa quête d’une place dans le monde, et se met elle-même à composer des vers qui reflètent ses états d’âme : « Je connais le vide / Je connais la pesanteur », écrit-elle à 17 ans. « Je danse, je danse / Dans une ironique splendeur ».

Dans un café parisien, vers 1935 © Courtesy of the Hannah Arendt BI

Lectrice dès l’adolescence de Kant et de Kierkegaard, Arendt se décide à étudier la philosophie et la théologie, et commence une thèse : Le Concept d’amour chez Augustin. À l’université de Marbourg, elle suit les cours d’un jeune professeur, protégé de Husserl, sur le point, dit-on, de révolutionner la philosophie : Martin Heidegger. D’après les nombreux témoignages de ses élèves, les cours de Heidegger sont le lieu d’une véritable expérience philosophique. On dit qu’avec lui, la pensée « redevient vivante ». Il est « le roi caché qui régnait sur le domaine de la pensée », se souviendra Arendt, des années plus tard. Alors qu’il dirige sa thèse, une relation passionnée se noue entre la brillante étudiante juive de 18 ans et le professeur catholique, marié, de dix-sept ans son aîné. Leur correspondance témoigne d’une émulation intellectuelle sans précédent. Si l’influence d’Heidegger sur la pensée d’Arendt est évidente, il admettra lui-même, vingt ans après, qu’elle a été l’inspiration derrière ses travaux de l’époque. Soucieux de préserver sa carrière académique, Heidegger met cependant rapidement fin à l’idylle secrète et se consacre tout entier à son premier grand opus, Être et Temps.

 

Avant l'orage

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