« Philippe ne supporte pas d’attendre », « Wilfried réagit mal à la frustration », « Ali redoute les nouveautés ». Dans chaque chambre du foyer d’accueil médicalisé pour adulte autiste (FAM) de Chaville, une affichette apposée sur les murs clairs – entre un coin lavabo et un placard – renseigne sur les particularités de son hôte. Sauf chez Cyril : il déchirerait tout affichage. En ce début d’après-midi, les couloirs sont presque déserts. Certains déjeunent au restaurant, d’autres jouent aux dominos dans la salle à manger. Et au rez-de-chaussée, dans un atelier lumineux, avec vue sur le potager, Alexandre, Wilfried et François poncent, peignent et retapent une étagère et un secrétaire, récupérés aux encombrants, sous le regard paisible de leur éducateur. « Cette scène était inimaginable il y a quelques années, confie Sophie Feltrin, la directrice, montrant du doigt scies et marteaux suspendus au mur. Cela aurait été 14-18 ! À ses débuts ici, Wilfried a poursuivi une éducatrice avec une pioche. »

Ces résidents, dont la moyenne d’âge est de 41 ans, font partie des autistes les plus vulnérables, présentant une déficience intellectuelle. Beaucoup sont arrivés en 1998, date de l’ouverture de la maison. Alors âgés d’une vingtaine d’années, ils étaient diagnostiqués « psychotiques » ou « atteints de psychoses infantiles », venaient souvent de chez leurs parents ou d’hôpitaux psychiatriques, après des parcours chaotiques. « On parlait peu d’autisme dans leur jeunesse, se souvient la responsable. C’est donc tardivement qu’ils ont bénéficié d’une prise en charge adaptée. Or, on sait aujourd’hui que plus les mesures éducatives sont précoces, plus elles sont efficaces. » 

À ces pensionnaires déjà adultes, il a fallu apprendre à communiquer, avec des images ou des objets, comprendre que Linda se tapait la tête contre les vitres parce qu’elle avait mal au ventre, qu’Alexandre fuguait quand il ne comprenait pas quelque chose. « Nous avons donc adapté leur environnement. Ils se sont apaisés et ont pris part à la vie de la cité : ils cuisinent pour les événements locaux, tiennent un stand à la brocante, font leurs courses. Même s’ils sont parmi les autistes les plus vulnérables, ils ont le droit à une expérience de vie riche. » 

Filière belge et psychiatrie

De retour dans son bureau, Sophie Feltrin se désole : « Nous avons au bas mot cent cinquante demandes en attente. » C’est la psychologue qui se charge désormais de rappeler les familles en détresse. Entre-temps, celles-ci jonglent entre leur domicile, les accueils de jour, les hébergements temporaires. 

Des familles dont les parcours se terminent parfois en Belgique. Keltoum Bensalem est une de ces mamans qui, une semaine sur deux, fait huit cents kilomètres dans le week-end pour aller chercher son fils, Riad, 22 ans, dans un foyer près de Liège. Diagnostiqué à 7 ans, il a vécu avec des enfants déficients auditifs, jusqu’à ce qu’il se retrouve à 16 ans sans solution. « C’est un déchirement ! Nos enfants sont exilés en Belgique comme des pestiférés, aux frais du contribuable français. » Malgré sa colère, Keltoum a échappé à sa pire crainte : « C’était un peu ça ou l’hôpital psychiatrique de Roubaix. »

En effet, faute d’alternative, il arrive encore que des adultes autistes séjournent durablement dans les services de psychiatrie : « Certains arrivent aux urgences à la faveur d’une crise ou du décès de leurs parents et restent, même stabilisés, pour des mois, reconnaît Gilles Martinez, psychiatre à l’hôpital Maison Blanche. On se retrouve dans une situation ubuesque, car l’hôpital est un lieu de soin et n’a pas vocation à être un lieu de vie. Nous n’avons pas le personnel formé ni les prises en charge adaptées. »

600 000 adultes autistes

L’urgence de créer des places pour accueillir les plus fragiles n’est, cependant, qu’une des facettes de l’immense défi que représente l’accompagnement de ces adultes dans un pays qui a accumulé beaucoup de retard. Aujourd’hui estimée en France à 600 000 personnes, la population des adultes présentant des troubles du spectre de l’autisme semble insaisissable, recouvrant des réalités bien plus subtiles et variées que le schéma simpliste opposant dans l’imaginaire collectif l’« autiste lourd » à Rain Man, le « génie asocial ».

Dès lors, que proposer à ceux qui se sentent trop autonomes pour vivre dans leur famille, mais pas assez pour habiter seuls ? À ces jeunes qui vont atteindre l’âge adulte en ayant bénéficié des bienfaits de l’inclusion scolaire ? Aux quinquagénaires installés chez des parents âgés ? À tous ces adultes, diagnostiqués après des années de galère ? « Certains arrivent en soins psychiatriques et reçoivent, sur le tard, un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme, après une dépression, voire une tentative de suicide », confirme Gilles Martinez. La tâche est immense et, malgré des efforts, il reste beaucoup à inventer. Ce que confirme Charlotte Faïsse, responsable de l’offre pour les personnes en situation de handicap à l’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France : « Face à un public si varié, il est essentiel de développer une palette de solutions : de l’hébergement collectif au studio, avec plus ou moins d’accompagnement, et, bien sûr, de favoriser au maximum leur inclusion dans la vie sociale mais aussi professionnelle. »

Casque antibruit et pause-café

Le terrain de l’emploi s’avère glissant. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Il existe bien quelques établissements et services d’aide par le travail (ESAT) spécialisés dans l’accueil et l’insertion des personnes autistes, mais ils doivent encore se développer. Alors, comme bien souvent, familles et associations montrent la voie : « Après des années dans notre institut médico-éducatif (IME), les jeunes développent des compétences mais, à l’âge adulte, il n’y a plus grand-chose à leur proposer », regrette Laurence Melloul-Piou, directrice d’un IME. Avec l’association Autisme en Île-de-France, elle s’est donc lancée dans un projet de cafétéria tenue par des travailleurs autistes, qui devrait ouvrir dans le quartier parisien du Marais. « Pour certains, ce sera un emploi durable, pour d’autres, un tremplin vers autre chose », espère-t-elle.

Dans l’Eure-et-Loir, Jean-François Dufresne, directeur général d’Andros et père d’un adulte autiste, a imaginé un projet audacieux : intégrer huit personnes autistes dans une usine de yaourts. « Ils ont une vie, la plus ordinaire possible, se réjouit-il. Ils travaillent, ont la même productivité que les autres ouvriers. Et progressent de façon formidable. » D’autres entreprises commencent à s’ouvrir. Auticonsult se charge de placer chez ses clients des consultants autistes, particulièrement doués en informatique. « Ils ont des compétences peu reconnues, déplore Flora Thiébaut, cofondatrice. Le système est mal adapté. Pour eux, passer un entretien d’embauche est compliqué. » 

Cette intégration nécessite bien sûr des aménagements : nuancer un éclairage, instaurer un code couleur ou faire venir un accompagnant. « Les autres salariés doivent aussi être impliqués, comprendre que celui-ci n’enlèvera pas sa casquette, que tel autre portera un casque antibruit ou n’ira pas à la pause-café, ajoute Flora Thiébaut. Mais ces expériences montrent qu’ils apportent énormément aux entreprises. Leur présence pousse chacun à améliorer sa communication et à faire preuve de bienveillance. »

En avril, devrait sortir le quatrième plan autisme. Si le précédent avait abordé la question des adultes, il a déçu dans ses applications : « Nos enfants ont grandi dans l’indifférence, avec la plupart du temps de mauvais diagnostics : ce sont les générations oubliées ! regrette Keltoum Bensalem. J’espère que cette fois sera la bonne. Nous vieillissons et, après nous, que deviendront-ils, nos gamins ? » 

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