Ne nous illusionnons pas trop : rien ne sera jamais aussi beau que dans nos rêves. Il y a déjà maintenant près de cinquante ans, l’approche d’Athènes par la Voie ­Sacrée était une sorte de désastre, la traversée d’une zone de ferrailleurs, de cimetières de voitures, de garages louches, d’usines délabrées, de maisons à jamais ­inachevées. Le rebut d’une ville s’étalait au grand jour sans choquer le pays qui a inventé le Beau pour les siècles à venir. 

À l’apparition de l’Acropole, de la silhouette de ses ruines, le cœur reprenait courage, l’émotion l’emportait sur la déception. Je me souviens : c’était l’hiver, le mois de décembre, et un vent glacé soufflait. Sous un ciel bas Athènes me parut grise, renfermée, presque hostile et horriblement bruyante. Exactement un rendez-vous manqué. Je n’avais qu’une envie : m’entourer d’eau comme on est entouré de murs à créneaux dans une forteresse de silence et d’un feu de bois dans mon dos pour dire mon bonheur. Ce fut, à une heure du Pirée, après y avoir bâti une maison.

Je n’étais pas le premier à m’interroger. En 1806, ­Chateaubriand n’a vu dans Athènes qu’une bourgade « aux petites rues champêtres », aux femmes mal fardées. En 1939, Henry Miller débarque au Pirée en plein mois de juillet pendant la canicule : 40°. Il se demande ce qu’il vient faire là dans ce bain de vapeur. Nous le savons : aucune ville ne s’ouvre à l’étranger sans un intercesseur qui lui prête la clé. Pour Chateaubriand, ce fut le consul Fauvel, un archéologue et un historien de grande valeur ; pour les poètes français, entre autres Raymond Queneau et Pierre Reverdy, ce fut l’armateur Andreas Embiricos, lui-même poète ; pour Lawrence Durrell, Henry Miller et moi, ce fut le génial Georges Katsimbalis. Sans cet Athénien fabuleux en qui revivaient tous les hâbleurs du théâtre et de la mythologie, baptisé « Colosse de Maroussi » par Miller et retrouvé par moi vingt ans après, présent dans tout ce que j’ai écrit sur la Grèce, sans Georges Katsimbalis, chantre de la poésie grecque, généreux protecteur des lettres et des ingénus étrangers, nous n’aurions pas connu les uns et les autres la véritable Athènes dans son orgueilleuse et fragile renaissance.

L’enthousiasmant chez les Athéniens, c’est qu’ils décrètent sans le moindre doute l’excellence de tous les dons de leur capitale. Revenant de temps à autre à Athènes pendant toutes ces années de pur bonheur, je me suis peu à peu laissé conquérir. La ville s’ouvrait, se débarrassait de ses loques, commençait une toilette qui dure encore. Il est singulier qu’un pays qui a donné au monde occidental une leçon à vie d’architecture se soit montré si peu doué au xxe siècle. 

Plaka, blotti au flanc de l’Acropole, est le seul quartier qui ait conservé un poétique désordre. Ses ruelles bordées de maisons de poupée qui cultivent chacune quelques mètres carrés de jardin avec un arbre de Judée, un citronnier, une glycine. Si on a la chance de trouver une taverne où aucun haut-parleur ne vous casse les oreilles avec des ­goualantes infâmes alors que les meilleurs compositeurs grecs, ­Theodorakis, Hadjidakis ont mis en musique populaire les beaux poèmes de Séféris ou de Ritsos, si on échappe à ce vacarme, les tavernes de Plaka sont probablement les meilleures et les plus poétiques d’Athènes. 

En temps ordinaire – c’est-à-dire sauf à l’heure de la sieste – la circulation se conforme aux lois non écrites de la tauromachie. Pour un étranger qui tient tant soit peu à la carrosserie de sa voiture, le salut est dans la soumission ou la fuite s’il n’aime pas les autos tamponneuses. La ville est à ce point polluée par les vapeurs de carburant que, dès les premières chaleurs, la police interdit les plaques minéralogiques paires les jours impairs et vice versa.

Pour l’Occidental, Athènes est la porte de l’Orient. Pour le Moyen-Oriental, Athènes est la porte de l’Europe ; soudée à son port, Le Pirée, la ville accueille le monde, parle à ses enfants éparpillés en mer : Patmos, Thira, Hydra, Crète, mon cher Spetsai qui lui renvoient des femmes en noir, du vin, de l’anis et des fruits qui fondent dans la bouche. 

De sa double appartenance, Athènes tire des couleurs et des humeurs si contrastées que, d’un quartier à l’autre, on change de siècle et de peuple en quelques minutes. Une seule chose demeure : l’Acropole et son ­Parthénon toujours là, blessés mais invincibles au cœur de la mégapole, admirable et tragique rappel d’un exigeant passé, dominatrice comme aucun autre site au monde. Rares sont ceux qui échappent à son emprise tant la légende de la Grèce antique l’emporte sur les hauts et les bas de son histoire. Charles Maurras et, cinquante ans après, Jean Cocteau, bouleversés l’un et l’autre par l’apparition des Propylées, enlacèrent une colonne et baisèrent le marbre tiède. À la montée du soir, la colline sacrée baigne dans la ­lumière orangée du couchant, se dresse au-dessus du tapis de lumière de la ville et, tous projecteurs éteints, se fond dans la nuit à l’heure où le tumulte s’apaise enfin.

Éventrée pour les préparatifs olympiques, dotée d’une infrastructure qui lui manquait cruellement, d’un métro qui rivalise avec celui de Moscou, Athènes saute les yeux bandés dans l’avenir. Elle respirera sûrement mieux. Seuls les amants de cette ville qui appartient autant à la fable qu’à l’histoire des civilisations s’inquiètent de voir disparaître un à un les rendez-vous des initiés et des contemplatifs : Apotsos, Zonar… L’intimité des Athéniens, le secret de leur renaissance dans le concert mondial si mal orchestré sont choses fragiles. Leur capitale a survécu à tant de cataclysmes – politiques ou sismiques – qu’on ne cessera jamais de croire en elle, d’apprendre ses leçons. 

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