Au marché de La Bernerie-en-Retz, on ne sale pas que les sardines. « Les politiques, je ne vote plus pour eux, ce sont tous des cons », assène un client grisonnant. « Les candidats, c’est le premier et le dernier jour que vous les voyez sur le marché », renchérit une vendeuse. À quelques mètres de là, la candidate en question tracte devant un panneau jaune canari avec son équipe. La vox populi, elle la connaît mais serre les dents. Et laisse même échapper un sourire lorsqu’un joueur d’accordéon entame quelques notes de Marseillaise en criant : « Allez Monique ! »

Pantalon blanc et chemisier fleuri, Monique Rabin est députée socialiste de la 9e circonscription de la Loire-Atlantique. En 2012, elle l’a emporté sur ce territoire côtier avec 53 % des voix, rejoignant la cohorte d’une majorité triomphante. « Nous sommes arrivés au palais Bourbon avec l’envie de changer le monde. Le groupe socialiste était grand, près de 300 députés, joyeux et coloré. Nous allions prendre place aux sièges d’Hugo, Lamartine et Jaurès ! Au bout de trois semaines, nous avons été invités par l’administration de l’Assemblée par groupes de vingt : cela ressemblait déjà au bureau des pleurs. Six mois plus tard, c’était encore pire. Avant Noël, les nouveaux députés avaient sombré dans un désarroi total. »

« Il y a trois lieux pour lesquels un parlementaire doit se battre : sa place dans l’hémicycle, sa commission et son lit »

L’Assemblée nationale, Monique Rabin n’y était pourtant pas étrangère. Cette femme de 62 ans, entrée en politique dans les années 1990 après une carrière dans la fonction publique territoriale, fut longtemps la collaboratrice parlementaire d’Edmond Hervé, l’ancien député-maire de Rennes. Aujourd’hui, c’est elle qui siège au palais Bourbon, élue à sa troisième tentative sur cette terre pourtant rangée à droite depuis la Révolution. « Heureusement d’ailleurs : si la circonscription avait été gagnable, on ne m’aurait jamais laissée m’y présenter ! », siffle-t-elle d’un air revanchard. 

À l’instar des autres « primo-accédants », elle a pourtant connu son lot de désillusions, entre absence de formation, mépris de la direction et difficultés inattendues. « Dès les premiers jours au palais Bourbon, il y a trois lieux pour lesquels un parlementaire doit se battre : sa place dans l’hémicycle, sa commission et son lit. Il faut choisir ses combats, j’ai abandonné celui de la place », témoigne Monique Rabin. Alors que les ténors du parti garnissent les premières rangées des gradins ou s’échelonnent en diagonale, selon l’axe des caméras, celle-ci s’est vue reléguée parmi les « montagnards », dans les hauteurs de l’Assemblée. 

Autour d’elle ne figurent que des néophytes. « Personne ne nous a aidés. Lors du premier vote, nous étions si ignorants que vingt-huit d’entre nous n’ont pas pu voter, faute de savoir trouver le boîtier dans la table. Ça en dit long sur le défaut d’explications et la manière dont on parque les nouveaux députés. »

« Les commissions dessinent une hiérarchie au sein des députés, et celle des finances vous vaut le respect »

L’ancienne attachée parlementaire sait en revanche l’importance des conditions de vie, et la compétition féroce que peuvent se livrer les députés pour un bon lit. Car si l’Assemblée propose des locaux à proximité, accessibles depuis le palais Bourbon par un souterrain, tous ne sont pas logés à la même enseigne : certains n’ont qu’un maigre canapé dans leur bureau, avec salle d’eau commune au troisième sous-sol, quand d’autres disposent d’un véritable mini-studio. « Pendant un mois, je me suis baladée avec ma valise et mon ordinateur. J’avais remarqué que certains députés franciliens profitaient d’appartements de ce type, ce qui était contraire au règlement. J’ai menacé de dénoncer ces passe-droits. Une heure après, on m’a accordé un bureau avec un lit. Ce n’est pas un détail anodin : votre assiduité aux réunions tardives est bien meilleure si vous n’avez pas à prendre ensuite un taxi pour la porte de Vincennes. »

Et les réunions qui s’éternisent, l’élue en a connu quelques-unes au cours de son mandat. Fait rare pour une primo-députée, elle a obtenu de haute lutte de rejoindre la prestigieuse commission des finances. « Le groupe m’avait d’abord attribué la défense. J’ai renâclé et fini par obtenir gain de cause. Le fait que je sois une femme n’y est pas étranger : il n’y en a pas tant qui s’autorisent à penser qu’elles pourraient traiter, elles aussi, de questions financières. » Drôle de médaille tout de même que cette nomination. Côté pile, les commissions dessinent une hiérarchie au sein des députés, et celle des finances vous vaut le respect. Côté face, elle implique de toucher sa bille question économie et équilibres budgétaires. « J’ai laissé passer le premier projet de loi de finances sans en maîtriser les enjeux.

« On a très vite compris que le président de groupe faisait la pluie et le beau temps »

Si bien que j’ai dû, avec quelques autres novices, demander à des administrateurs de l’Assemblée de prendre sur leur temps libre, en secret, pour nous expliquer les mécanismes et le calendrier de la procédure budgétaire. » Et la députée de Loire-Atlantique d’insister sur le rôle crucial de ces hauts fonctionnaires, véritables gardiens du temple au pouvoir non négligeable. « Nous sommes dépendants d’eux pour leur expertise, et ils outrepassent parfois leur devoir de réserve. Il existe aussi des passerelles cachées : si vous voulez faire avancer un dossier, le moyen le plus simple est parfois d’aller voir un administrateur qui a un copain de promotion à Bercy ou à la Cour des comptes. » 

On touche là à une question sur laquelle butent, un jour ou l’autre, tous les nouveaux députés : où se joue (vraiment) le pouvoir au palais Bourbon ? Pour Monique Rabin, il ne faut pas chercher la réponse dans les rangs de l’hémicycle, ni même aux Quatre-Colonnes, la salle où les députés médiatiques se pavanent et fraient avec les journalistes. Mais bien dans les cabinets ministériels, où tout se négocie en sous-main. « On a très vite compris que le président de groupe faisait la pluie et le beau temps, après ses petits déjeuners avec le Premier ministre et le secrétaire général du parti. Quand vous êtes un jeune député, vous pouvez alors vous faire une place en suivant la ligne bec et ongles. On vous confiera un rapport, une vice-présidence, l’appui d’un ministre influent qui pensera à vous pour porter son projet de loi. On vous verra même descendre de quelques rangs dans l’hémicycle. » 

« Vous saisissez peu à peu que les lobbys paient tout et que certains parlementaires sont directement ciblés »

Dans le cas contraire, vous risquez de rester dans l’ombre et l’ignorance, dernier maillon d’une machine législative où tout est ficelé à l’avance. « Le travail des députés reste essentiellement individuel. Les relations de confiance sont rares. Et la naïveté peut coûter cher. »

Avec les années, Monique Rabin a appris à se méfier, à taper aux bonnes portes, à filouter quand elle le devait. Elle a découvert, aussi, la place prise par les lobbys, dont plusieurs centaines sont accrédités au Palais. « Il y a quinze ans, ils n’étaient pas aussi présents. Aujourd’hui, ils sont partout, de façon insidieuse. Au début, je ne comprenais pas ce qui se cachait derrière ces invitations pour un petit déjeuner au “club tourisme”, ou un dîner au “club vieillissement”, avec des intervenants brillants. Vous saisissez peu à peu que les lobbys paient tout et que certains parlementaires sont directement ciblés. » Si elle reconnaît leur expertise pour certains projets de loi, la députée s’agace de l’implication croissante de ces groupes d’intérêt dans l’élaboration des textes. Et dénonce ces amendements identiques à la virgule près déposés par des parlementaires qui n’y comprennent goutte, mais recopient les argumentaires qu’on leur a fournis. 

« Moi-même, je le reconnais, je ne voyais rien pendant les six premiers mois. Ce n’est qu’au bout de deux ans que j’ai senti que je commençais à exercer pleinement mon mandat », confesse Monique Rabin. Partisane du temps long et de l’évaluation de la loi, celle-ci affiche aujourd’hui son mépris pour ces arrivistes qui ne voient dans leur siège qu’un tremplin, ou ces barbons qui en font leur bâton de maréchal. Surtout, elle ne cache pas sa colère face au sexisme de ses pairs. « Je suis devenue féministe à l’Assemblée », confie-t-elle, avant d’énumérer les inégalités qui empoisonnent le Palais : les rapports importants qu’on préfère donner aux hommes ; les allocutions qu’on leur réserve en présence des médias ; la parole coupée, y compris par les amis les mieux intentionnés. Sans même parler des sifflets imbéciles visant Cécile Duflot dans une robe d’été, ou des caquètements de députés avinés à l’encontre de Véronique Massonneau. « L’affaire Denis Beaupin nous a permis de nous rebeller contre ces vieux messieurs prêts à nous faire des salamalecs au troisième sous-sol. Car pour le moment, la parité dans l’hémicycle, vous ne la découvrez qu’après minuit, quand il reste plus de 50 % de femmes. »

« L’attente de beaucoup d’habitants n’est pas que leur député vote les lois, mais qu’il leur rende service »

Le revers de cette charge de travail supplémentaire, c’est évidemment la vie familiale. Une vie compliquée par l’éloignement géographique, en particulier pour les députés de province. « Comment voulez-vous mener sereinement votre mandat en étant privé des vôtres ? Pour certains élus, raconter une histoire par téléphone le soir à leurs enfants, c’est quand même terrible. Rien n’est fait pour améliorer la vie familiale, car l’Assemblée a été faite pour des hommes âgés, qui ne résident pas forcément à quatre heures de train. » Et l’élue de pointer l’ordre du jour, habilement ordonné : un texte majeur inscrit le lundi ou le vendredi, jours dédiés à la circonscription, sera plus susceptible de passer sans grands débats. 

« Il faudrait pouvoir alterner les semaines en circonscription et à l’Assemblée. Ou bien considérer que la circonscription est dispensable, et loger les députés et leurs familles à Paris. » Au lieu de cela, Monique Rabin évoque des week-ends où il lui faut encore galoper aux quatre coins du département et répondre aux sollicitations. En cinq ans, la parlementaire a reçu plus de deux mille demandes d’intervention. Elles n’avaient, dans leur immense majorité, rien à voir avec son mandat. « L’attente de beaucoup d’habitants n’est pas que leur député vote les lois, mais qu’il leur rende service. Le député est parfois le dernier recours pour certaines personnes en grande difficulté, voire suicidaires. Et j’ai dû insister pour que mes collaboratrices reçoivent des formations pour l’écoute et la gestion de cas difficiles. Mais nous n’avons pas été élus pour cela ! Les journaux locaux me demandent souvent ce que je compte faire pour le pays de Retz. Je leur réponds que je vais voter pour le bien de cette région comme pour celui de la Corse ou de l’île de Ré. Je sais que c’est le meilleur moyen de ne pas être élu… » 

Assise devant une grenadine, la députée énonce, gorge nouée, les coups durs qu’elle a dû affronter au cours des cinq années écoulées. Les coups de pression de certains conseillers au téléphone, à minuit passé. Les courriers d’insultes après sa lettre d’accueil aux migrants. Les larmes à peine contenues, lorsque son travail sur les chambres consulaires fut détruit à l’Assemblée. Mais aussi l’émotion toujours renouvelée du vote solennel. La joie collective, à la buvette, le soir du vote de la taxe sur les transactions financières, contre l’avis du gouvernement. Ou le souvenir des débats sur la loi pour la croissance et l’activité. « C’était une loi fourre-tout, qui balayait beaucoup de sujets. Et j’ai aimé qu’Emmanuel Macron prenne le temps d’argumenter, de se battre lorsque c’était nécessaire, mais surtout de prêter oreille aux députés. J’ai eu le sentiment d’un respect immense pour le Parlement. Je suis d’autant plus surprise qu’il veuille procéder maintenant par ordonnances… »

« Le gouvernement va pouvoir manœuvrer plus facilement auprès de débutants inféodés »

Monique Rabin espère bien être de cette bataille. À 62 ans, l’ancienne conseillère régionale, ni frondeuse ni marcheuse, a longtemps hésité à se représenter. Elle a fini par sauter le pas, en renonçant à l’étiquette socialiste. « Le découragement guettait. Mes collaboratrices ont su dissiper ce sentiment, et je souhaite tirer parti de mes acquis lors d’un second mandat. » D’autres ont fait le choix inverse : ils sont 216, en tout, qui ont baissé les armes avant de combattre, victimes de l’âge et du désarroi, ou préférant un mandat local bien plus gratifiant. De quoi augurer d’un renouvellement historique, qui ne réjouit que très moyennement la députée de Loire-Atlantique. « Cette assemblée qui vient va sans doute amener un peu de fraîcheur, mais aussi une plus grande faiblesse du Parlement. Le poids du gouvernement va être énorme, surtout s’il reste resserré. Il va pouvoir manœuvrer plus facilement auprès de débutants inféodés, sous la coupe de conseillers ou de députés avec un peu de bouteille. » 

À l’intention de ces novices de l’Assemblée, l’élue égrène alors quelques conseils, comme un vade-mecum pour les premières semaines : « Demandez à la questure de vous accompagner. Ne vous dispersez pas. Spécialisez-vous, pour devenir incontournable sur votre thème. Créez des connivences au sein de la maison, pour faire primer le travail collectif. Gardez à l’esprit le pouvoir des lobbys et des clubs parlementaires. Ne vous laissez pas dévorer par votre agenda. Prenez le temps de vous ouvrir à l’art et aux débats intellectuels. Et souvenez-vous de l’article 27 de la Constitution : “Tout mandat impératif est nul.” C’est le garant de votre liberté. » 

Monique Rabin commande une dernière grenadine, et soupire. « En 2002, un député jouissait encore d’un certain prestige dans la population. Aujourd’hui, vous ressentez de l’indifférence, voire du mépris. Vous le voyez même dans le regard du personnel de l’Assemblée. Et pourtant, les nouveaux vont vite le découvrir, il n’y a rien de plus exaltant que de définir la règle commune… » 

 

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