Quand Héléna pense aux enfants, elle pense aux faubourgs débordants de Lagos (Nigeria) ou de Calcutta (Inde) et cette idée l’insupporte. Héléna n’a que 32 ans mais elle est décidée, elle va se faire ligaturer. Il lui faudra du courage et une certaine détermination, car, légalement, la démarche exige quatre mois de réflexion. Inhabituelle chez les trentenaires, la stérilisation définitive intéresse de plus en plus de jeunes femmes appartenant au mouvement des Gink (Green Inclination No Kid) qui affichent clairement leur non-désir d’enfant pour des raisons politiques et écologiques. La Terre va trop mal, disent-ils (et elles !), pour supporter une vie humaine de plus. Ils ne veulent pas d’enfants ? Qu’à cela ne tienne, ils n’en auront jamais.

Ces militants radicaux qui inscrivent dans leur corps leur refus d’enfanter sont-ils de furieux nihilistes ou des dépressifs camouflés ? Sont-ils fous ? Non. Ils pensent qu’une barque humaine s’alourdissant de 86 millions d’individus par an, c’est trop pour une planète aux ressources finies. Tous s’insurgent contre l’enfant-roi, les politiques natalistes d’un autre temps où, de la carte des transports à la rentrée scolaire, chaque enfant de plus est un bonus. Ils réclament, pour le bien de tous, des politiques dénatalistes non coercitives mais incitatives, comme ce fut le cas en Iran au début des années 1980. Ce sont aussi de fervents défenseurs des plannings familiaux qu’il faut soutenir et déployer partout dans le monde. Rappelons que l’éducation des jeunes filles est l’arme la plus affûtée contre les mariages précoces, les grossesses à répétition, les familles nombreuses.

Héléna n’a que 32 ans mais elle est décidée, elle va se faire ligaturer

Tout le monde comprend la notion de limite. Chacun dans sa sphère – sociale, professionnelle, familiale, amoureuse… – s’est vu confronté à une paroi, qu’elle fût de verre ou d’airain. Chacun comprend la notion de jauge : lorsqu’on embarque sur un bateau ou dans un bus, on sent qu’il existe un maximum, sans quoi la coque de noix sombre ou la place vient à manquer… Cette approche quasi sensitive de la limite n’est pourtant pas applicable dans la sphère du désir. Chacun se pose des limites tout en voulant s’en affranchir, réclamant ici le droit de s’offrir un SUV plus gros que celui du voisin, de se régaler d’une pièce de bœuf et de faire construire une nouvelle maison, etc. Les gens comprennent la notion de surpopulation, mais presque chaque couple désire au moins un enfant… C’est dans l’ordre naturel des choses : les humains, en bons mammifères, amoureux de surcroît, se reproduisent.

Héléna incarne une génération pour laquelle l’affaire écologique devient si sérieuse que les limites s’inscrivent dans le corps. Avoir ou pas un enfant ne se réduit pas à un bilan carbone, cela va de soi, mais, fait nouveau, l’argument écolo vient se ranger aux côtés de l’émancipation, de la soif de liberté, de la filiation dysfonctionnelle, du simple non-désir… pour justifier la nulliparité. C’est un choix intime à multiples facettes et, par définition, nous n’avons pas à le questionner. Cependant, il tend un miroir à toutes celles et ceux qui ont enfanté sans se poser la moindre question… Le plus souvent, on s’inquiète de cette nouvelle vague d’humains qui refuseraient de se laisser traverser par la Vie. S’il s’agit d’un sacrifice, il est idiot. S’il s’agit d’une conviction forte, elle est éminemment respectable. Mais cela sert-il la « planète » ? Même pas : elle grouille de Vie depuis des milliards d’années, cela continuera longtemps après notre passage.

Avec l’amour inconditionnel vient la trouille inconditionnelle

Je n’ai pas donné la vie car mon ventre, pourtant gourmand, a perdu la bataille contre le cerveau qui s’est nourri d’un corpus gigantesque attestant du pire à venir. Avec l’amour inconditionnel vient la trouille inconditionnelle. Je n’ai pas enfanté pour ne pas me sentir responsable d’une autre vie que la mienne dans le « foutur ». Pour avoir la paix de l’esprit, par manque de – ou grand – courage peut-être, par goût du renoncement sûrement, pour être plus libre de mes choix, c’est certain. Ma conviction est que nous entrons dans l’ère de la grande bascule. Voyez comme le monde s’est rétréci en deux ans. Voyez comment les limites se rappellent à nous. Au début, c’est rigolo, il s’agit de quelques pots de moutarde en moins et d’une longue attente pour un véhicule neuf, mais le dévissage généralisé densifie l’air du temps. Quelque chose de mon expérience professionnelle me glisse à l’oreille que nous n’en sommes qu’à l’apéro. La décennie s’ouvre sur trop d’incertains d’une autre nature.

Cette nulliparité ne m’empêche aucunement d’être reliée aux « générations foutures », que j’aime comme une mère universelle. J’adore transmettre et imaginer un monde réparé où il y aurait tout le nécessaire pour chacun. D’ici à 2050, l’humanité va devoir accueillir deux milliards d’êtres supplémentaires. Deux milliards de vies à nourrir, certes, mais aussi à habiller, loger, distraire, équiper, transporter, éclairer… dont la grande majorité débarquera sur le continent africain. Dans le même temps, l’Europe, la Russie, le Japon et la Chine verront déferler un tsunami de cheveux argentés, dont Héléna, qui n’aura pas fait l’enfant qui cotisera pour son hypothétique retraite ! Quelle injustice : trop de vieux, riches, qui ne renonceront pas à leur confort d’un côté et trop de jeunes, pauvres, désireux de s’enrichir de l’autre. À ce paradoxe-là, ce ne sont pas les ventres des Ginks qui apporteront un embryon de solutions. 

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