Que recouvre l’idée d’intelligence artificielle (IA) ?

L’intelligence artificielle est une dénomination à la fois floue et évolutive. Si Alan Turing est souvent considéré comme le père de l’IA, le terme n’apparaît qu’en 1956, deux ans après sa mort, avec les programmes de recherche des informaticiens John McCarthy et Marvin Lee Minsky. À l’époque, le projet d’intelligence artificielle était de reproduire, ou d’imiter, en termes algorithmiques, le fonctionnement de la pensée humaine. Avec le temps, ce projet a évolué de façon considérable, et l’enjeu n’a plus été de reproduire l’intelligence humaine – problème d’ailleurs éminemment plus complexe que ce qu’on pouvait imaginer dans les années 1950 –, mais de répondre à des soucis d’usage et d’efficacité. Aujourd’hui, on peut dire que l’intelligence artificielle désigne toute technique algorithmique qui permet de répondre à des problèmes subtils, qui semblent requérir de l’« intelligence » !

Comment l’IA est-elle sortie des cercles scientifiques pour devenir un enjeu de société ?

La vague actuelle d’intérêt pour l’intelligence artificielle a surpris tout le monde. Ce qui a vraiment changé la donne, c’est l’amélioration spectaculaire des performances. La technologie, en elle-même, a connu un progrès continu, avec une optimisation des algorithmes, ou une augmentation des capacités de mémoire ou de calcul. Mais l’augmentation des performances est venue d’un coup, et de façon inattendue, notamment grâce au développement de méthodes d’apprentissage automatique (machine learning), bien plus rapides que prévu. Ainsi, cela a été une grande surprise qu’AlphaGo batte à plates coutures les meilleurs joueurs de go au monde, quasiment du premier coup. Avec cet accroissement des performances, les technologies qu’on pensait voir arriver dans deux décennies sont déjà là, ce qui pousse tout le monde à se jeter dessus pour ne pas se voir dépasser. Et il reste, du côté des théoriciens, une sensation douce-amère devant ce progrès soudain mais mal compris. Le responsable d’un grand laboratoire européen m’a un jour fait part de cette image, très belle : un spécialiste contemporain de l’IA est comme un alchimiste des temps anciens, il a un grand grimoire truffé de recettes magiques, mais il est incapable d’expliquer la science profonde qui les sous-tend.

Ces progrès inattendus peuvent-ils nourrir les inquiétudes que l’intelligence artificielle ne manque pas de susciter ?

On a toujours peur de ce qui est inconnu, une peur mêlée d’excitation. Et la vague actuelle comporte beaucoup d’inconnues dans ses implications – technologiques, sociétales ou intimes, dans notre relation homme-machine. L’affaire est complexe et nourrira les sciences humaines : les téléphones portables, par exemple, sont entrés subitement dans notre quotidien, bien longtemps après leur invention, avec en corollaire de profonds bouleversements économiques et une relation personnelle transformée, jusqu’aux pires excès. Il faut donc se préparer à l’arrivée de l’IA, en mettant le sujet à l’agenda de la puissance publique, en informant les acteurs culturels et politiques, et en favorisant sa visibilité médiatique. Dans le cas contraire, on ne pourra assister qu’à des phénomènes de rejet et de peurs renforcées. Les conséquences ne seront pas seulement éthiques : dans ce sujet comme dans d’autres, la performance technologique et économique dépendra du niveau de confiance. Un exemple : si les institutions médicales ne sont pas prêtes au partage de leurs données – dans le respect de la loi bien évidemment – avec des acteurs de la recherche, alors la médecine personnalisée ne progressera guère !

Comment la France se situe-t-elle dans le jeu mondial de l’IA ?

La France a plusieurs atouts : la qualité de sa recherche, notamment sur le versant théorique ; l’existence de grandes bases de données, héritage de la centralisation ; la présence de grands groupes industriels, qui ont développé en leur sein des programmes de recherche appliquée ; un écosystème de start-up performant, le meilleur en Europe aujourd’hui. On voit aujourd’hui qu’elle aborde ce débat avec maturité, ce qui sera un atout. Elle a aussi quelques points de faiblesse, comme la difficulté de communication entre le secteur de la recherche et celui de l’industrie, ou encore la faiblesse du niveau de financement de ce secteur de l’économie par rapport à d’autres pays.

Est-il possible d’entrer en compétition avec les géants américains dans ce domaine ?

Ce serait illusoire, et ce ne doit pas être un objectif en soi. Ces géants américains se sont développés dans un écosystème très particulier, qui combine un grand marché intérieur, des règles économiques plus souples et une forte audace entrepreneuriale. Seule la Chine a pu faire émerger des géants comparables, avec des atouts encore différents. En revanche, il est important de garantir notre souveraineté, et donc de développer des acteurs, à chaque niveau de la chaîne, qui soient à la hauteur des meilleures performances mondiales pour servir les intérêts européens. Nous avons besoin d’une économie numérique forte !

Peut-on avancer dans ce domaine sans réguler ?

Il faudra nécessairement faire les deux en même temps. Si on ne rassure pas la population, on ne pourra pas avancer. Cela passe par la mise en place de comités d’éthique, qui pourront édicter des règles de bonne conduite, ou conseiller gouvernements et entreprises… Cela passe aussi par la protection des données personnelles – le Règlement général sur la protection des données va entrer en vigueur dans toute l’Europe en mai prochain. Avec cela, les citoyens européens seront bien protégés ; et nous n’aurons pas d’excuse pour ne pas faire avancer les choses !

L’irruption massive de l’intelligence artificielle peut-elle constituer un pas de géant pour l’humanité ?

Cette notion d’humanité est importante. Avec l’IA et la poursuite de la robotisation, l’enjeu sera de redéfinir les contours du travail, afin de confier à la mécanique les tâches les plus ingrates. Beaucoup de nouveaux métiers vont apparaître, sur le plan de la stratégie ou du pilotage des robots. D’autres vont évoluer. Ce sera un enjeu pour toute notre économie d’appréhender ce transfert de valeur ajoutée, de profiter de ce temps libéré pour mieux combler le manque de temps humain dont nous souffrons actuellement, dans nos écoles, dans nos hôpitaux, dans nos entreprises de conseil, dans nos ateliers d’artistes, partout où nous avons besoin d’humains qui s’occupent d’humains.

Les deux intelligences, humaine et artificielle, ne vont-elles pas être amenées à se concurrencer ?

La concurrence n’a pas vraiment de sens. Elles sont très différentes de nature, et c’est plutôt en les faisant collaborer qu’on approche de la perfection – c’est le cas aujourd’hui, par exemple, dans le diagnostic médical. Il ne faut pas penser que cette collaboration se fera nécessairement à périmètre humain constant, mais il faudra garder de l’expertise humaine. Cela peut parfois s’avérer difficile ! Voici une expérience révélatrice : un cabinet de conseil avait mis au point un logiciel pour remplacer des vendeurs en période de soldes. Les tests ont montré que l’algorithme était bien plus efficace que les humains. Mais la combinaison algorithme-humain était elle-même moins efficace que l’algorithme tout seul ! C’est en travaillant profondément sur le processus de combinaison de leurs intelligences, sur le partage des tâches, qu’on a pu trouver un modus operandi qui dépassait les performances de l’algorithme seul.

Comment les plus jeunes peuvent-ils d’ores et déjà se préparer à cette nouvelle ère ?

Il leur faut tout d’abord une initiation aux bases et à l’esprit de l’algorithmique et de la robotique dès le plus jeune âge. Cela peut passer par le jeu, mais aussi par un enseignement informatique, qui ne soit pas seulement celui de la bureautique. Ensuite, nous aurons besoin de proposer de meilleures formations, initiales ou continues, sur le plan technique. Le véritable défi sera alors de faire parvenir l’information sur le terrain de façon efficace, de pouvoir proposer ces formations jusque dans les PME, pour tirer au mieux profit des avancées de l’IA et de la robotisation. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON et ÉRIC FOTTORINO

Vous avez aimé ? Partagez-le !