Le passage à la retraite est une véritable crise existentielle. Certes, tout le monde ne le vit pas de la même manière. Certains l’attendent de pied ferme, se sentant en décalage avec leurs collègues, en retard sur le plan technologique, ou tout simplement fatigués de leur travail. D’autres le subissent et le vivent comme une punition, une injuste mise à l’écart. Certains sont dans le déni, et attendent leur tout dernier vendredi soir pour commencer à y réfléchir sérieusement. Et quelques-uns, notamment dans les professions intellectuelles et artistiques, repoussent jusqu’au dernier moment la date fatidique.
Quel que soit le cas de figure, le départ à la retraite est un moment de bascule, plus ou moins douloureux, qui entraîne une redéfinition en profondeur de notre rapport à soi, aux autres et au monde. D’abord se pose la question de l’identité. On ne se définit plus comme cadre, employé, affilié à telle entreprise, mais comme un jeune retraité. On ne touche plus un salaire, mais une pension. On quitte le cercle social familier des collègues. C’est tout le système de référence qui s’en trouve modifié, il y a une véritable perte de repères. On se demande : quelle va être ma place dans la société ? Mais, surtout, il y a la peur du vide. Sans le travail qui structure la journée, les contraintes sociales, familiales, la pression de la productivité et de la performance qui rythment la vie active pendant trente ou quarante ans, les jeunes retraités se retrouvent face à une liberté vertigineuse, qui force à se poser les questions : que faire de ma vie ? que m’est-il permis d’espérer ? Le départ à la retraite occasionne une remise en question générale de l’identité, qui prend même une dimension physiologique puisqu’elle s’articule également avec la question du vieillissement. Les bouleversements auxquels le sujet est confronté ne sont ainsi pas sans rappeler ceux vécus à l’adolescence. On pourrait à ce titre parler de la retraite comme d’une « troisième adolescence », d’une occasion de croissance, après celle de la fin de l’enfance et du milieu de la vie.
Les jeunes retraités se retrouvent face à une liberté vertigineuse, qui force à se poser les questions : que faire de ma vie ?
À ces expériences intimes s’ajoutent également des changements extérieurs, par exemple au sein du couple, avec des déséquilibres qui peuvent advenir lorsque l’un part à la retraite avant l’autre, ou bien lorsque le couple se retrouve pour la première fois depuis très longtemps à deux, entre quatre murs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Beaucoup de divorces ont lieu dans les années qui suivent la retraite. Signalons également ce problème plus contemporain que sont les injonctions presque tyranniques à « bien vieillir », à être actifs, à s’engager dans le bénévolat, à s’occuper des petits-enfants, à faire le tour du monde, à consommer encore plus que les actifs, en somme à être des « super retraités ». On en arrive presque à avoir peur de « rater sa retraite ».
Face à ces multiples bouleversements, bon nombre de jeunes retraités développent des troubles psychologiques. Certains sombrent dans une profonde dépression, qui se caractérise par la lassitude, la mélancolie, l’isolement, ou encore une espèce d’« hémorragie narcissique », c’est-à-dire une perte totale d’estime de soi. D’autres, à l’inverse, multiplient les activités en tout genre, se lancent dans une sorte de fuite en avant qui culmine souvent dans un épuisement physique et moral. C’est donc loin d’être anodin. On peut mettre des années avant de trouver un nouvel équilibre, et on a souvent besoin d’un accompagnement professionnel.
Le passage à la retraite, que l’on perçoit en général comme un événement borné dans le temps, est en vérité un long processus d’introspection, de réflexion, de tâtonnement et de réinvention : un rendez-vous unique avec soi-même.
Conversation avec LOU HÉLIOT