Le Rwanda. Toutes les personnes s’y étant honnêtement intéressées vous le diront : on y reste viscéralement attaché. On plonge dans cette histoire d’abord pour s’y perdre, tant elle paraît inconcevable. Puis, petit à petit, on saisit quelque chose ou quelque chose vous saisit, je ne sais plus. On s’en éloigne pour respirer, et on y revient toujours, toujours. Pas forcément physiquement, mais en rêve, dans nos lectures et dans le secret du souvenir. Le politique et l’intime se mêlent dans un puissant surgissement d’émotions.
En 2014, nous avons vécu comme un affront la décision de la France d’annuler sa participation aux vingtièmes commémorations du génocide des Tutsis (N.D.L.R. : à la suite des charges du président rwandais Paul Kagamé accusant la France d’avoir participé aux massacres). Le mouvement antiraciste européen EGAM, dont j’étais directeur exécutif, a alors réuni une vingtaine de jeunes cadres militants et autres personnalités de la société civile française et européenne et, par trois fois, nous sommes allés au Rwanda.
Cette démarche, nous la vivions comme un acte de réparation. Nous estimions devoir réparer la lâcheté de nos dirigeants politiques. « La France a sauvé des vies », nous disait le pouvoir socialiste. Notre génération n’a évidemment aucune responsabilité dans la collaboration de la France avec le régime génocidaire. Mais nous portons celle de briser le silence, d’exiger la vérité et de reconstruire des ponts.
Cette cause est donc devenue la nôtre. C’est d’abord une question de dignité, car on nous a longtemps menti. C’est une question de justice, car des responsables rwandais et français sont encore impunis. C’est une question de démocratie, car nos institutions ont failli. C’est une question antiraciste, car s’y logent non seulement la compréhension de la mécanique génocidaire mais aussi notre vision des Noirs et de l’Afrique réduisant ce génocide à de sauvages tueries interethniques. Puis c’est tout simplement une question humaine, une question d’empathie, pour entendre et briser l’isolement des victimes et des rescapés.
Alors, nous y sommes allés. Nous sommes allés à Murambi. Cette colline à la beauté éclatante, caressée d’une infinité de verts où 50 000 Tutsis furent massacrés. La végétation basse ne laisse aucun endroit pour se cacher. Chaque bruissement de feuilles résonne à des kilomètres. L’herbe y est si grasse. Le terrain de volley de l’armée française est toujours là.
Nous sommes allés à Bisesero. Cette forêt de pins bordant le lac Kivu a la même odeur que les pinèdes de mon enfance. Les Tutsi y furent chassés pendant des jours sans que les soldats français interviennent. Là-bas, dans une nuit pleine d’étoiles, nous avons écouté les Rwandais chanter le souvenir des leurs. Nous leur avons fait une promesse : celle de ne plus jamais les laisser seuls. « Ibuka, cela veut dire : “Souviens-toi”. »
Le génocide a échoué. Aujourd’hui, le Rwanda déborde de vie. Alors, il n’y a pas eu que de la tristesse au Rwanda, mais aussi des rencontres avec une jeunesse bouillonnante, sereine et sûre de son avenir. Un souffle dont nous aurions bien besoin en Europe. Dans les universités de Kigali et de Butare, des salles pleines nous arrachaient des larmes et des sourires. Avec eux, nous avons parlé d’autres choses : de voyages, de musique, d’études et de cette nature à protéger.
Les récents avancements sont encourageants. Ce sont des étapes nécessaires pour prendre un autre chemin, un chemin qui dépasse l’histoire de la France avec le Rwanda. À notre génération revient la responsabilité de construire une nouvelle relation à l’Afrique et aux anciens pays colonisés qui, pour la première fois, doit être une relation d’égalité, débarrassée du mépris et de l’arrogance coloniale. Pour cela, il faut lire les pages de notre histoire commune, les comprendre pour ensuite les tourner. Faites confiance à ces jeunesses. Ouvrez les portes. Laissez-les échanger et se découvrir dans une humble rencontre de l’autre. Ils et elles sont la solution. Pour un bel avenir, Imbere heza.