Vers les années vingt-huit ou trente pour 18 sous
Le jeudi et parfois le dimanche après-midi
J’allais au cinéma
Dans un vieux couvent désaffecté
Quelque chose comme un café maure
J’allais m’asseoir sous le plafond
Tout à fait dans les plus hautes notes du violon
Et j’attendais
La jeune fille qui vendait des programmes m’attendrissait
Mais soudain le rideau rouge tombe à l’eau
Un grand voilier où il y a de drôles de numéros
On ne voit que le sabre aigu et le cou rouge
Et puis c’est une petite pagode qui bouge
Ou bien une fleur
Un personnage qui ne parle pas se tient au milieu de la rue
Une femme qui n’est belle que nue
Se déshabille
Et juste à ce moment
Lorsqu’à côté de moi les amoureux se taisent
Lorsque toute la salle est comme une petite lampe-pigeon à l’agonie
La pellicule claque
L’oiseau s’envole
Et le sommier du piano pousse un grand cri
La belle que nous n’allons pas voir s’est endormie.
René Guy Cadou, Poésie la vie entière
© Seghers, Paris, 2001
« Le cinéma, en 1928, tenait du cirque et de La Légende des siècles », se souvient René Guy Cadou, qui fréquentait enfant l’Athénée de Saint-Nazaire. Le rideau rouge s’écartait, c’était « comme si un poing de dentelle me serrait la gorge ». Quand retrouverons-nous cette sensation singulière : sortir d’une salle obscure, des fantômes plein la tête ?