Comment apprendre à lire la stratégie chinoise
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De la différence de stratégie – et, par suite, de façon de conquérir le monde – entre l’« Occident » et la Chine, celle du jeu d’échecs et du jeu de go donne une image tout à fait parlante. D’un côté, l’échiquier d’abord est plein et l’on cherche à détruire l’adversaire en face de soi : « échec et mat » ; de l’autre, le damier est vide et l’on tend, pierre après pierre, à se créer un territoire et à étendre ses zones d’influence. Plutôt que d’éliminer l’adversaire, on l’utilise pour le faire passer sous sa dépendance et le réduire à l’inertie ; plutôt que de planifier longtemps en avance, la stratégie chinoise préfère s’appuyer sur les facteurs porteurs de la situation. Elle préfère ainsi à l’affrontement direct la voie de l’obliquité. Ne faudrait-il pas apprendre à lire ce jeu chinois pour ne pas laisser la Chine nous conquérir sans coup férir ?
Nous avons appris des Grecs à concevoir l’efficacité en traçant un plan idéal que nous projetons sur la situation et posons comme but de l’action à engager, quitte à devoir ensuite forcer la situation pour l’y soumettre. Ce qui échappe à cette modélisation est ce que nous nommons d’ordinaire les « circonstances », terme commun aux langues européennes : ces circonstances sont ce qui « se tient autour » du projet concerté, qui ne peut donc en relever et à quoi il faut s’imposer par la volonté. L’image familière en est celle de vagues qui viennent battre contre le projet d’un Moi-sujet qui, lui, reste stoïquement résolu, tel un roc, au milieu des fluctuations du monde.
Détecter et récolter…
Or, plutôt que de projeter un plan construit d’avance, le stratège chinois commencera par repérer ces facteurs « circonstanciels », favorables ou défavorables, présents dans la situation abordée, en les scrutant dans leurs prémisses. La stratégie est alors de commencer par réduire les points défavorables aperçus dans la situation et de faire croître ceux qui vont au contraire dans le sens souhaité. Elle est donc de partir du terrain scruté minutieusement dans ses points forts et ses points faibles – ses « pleins » et ses « vides », comme dit l’antique stratégie chinoise – plutôt que de suivre son idée concertée. Le verbe clé est alors non plus projeter, mais détecter. Le rapport impliqué n’est plus de moyens à fin conduisant à l’action qui doit réaliser le but fixé. Mais il s’agit d’engager une transformation progressive de la situation rencontrée en s’aidant des facteurs propices qu’on y a décelés, et ce de façon à la faire pencher peu à peu – sans même que les autres s’en rendent compte – dans le sens désiré : s’il n’y a pas là de but dressé d’avance, il y aura finalement, en revanche, à récolter. Plutôt que de modéliser, cette stratégie choisit de faire mûrir les conditions ou ce que j’appellerai plus précisément, m’inspirant de la langue chinoise, le « potentiel de situation ».
… quand le fruit est mûr
Il ne s’agit plus dès lors d’un rapport de moyens à fin, mais plutôt de conditions à conséquences. La question est alors : sur quels points particuliers de cette situation, précisément repérés, puis-je m’appuyer pour avoir le moins à forcer et aboutir au résultat ? Je n’impose plus mon plan, puis mon action au monde, mais j’y favorise ce qui m’est favorable. Et même s’agit-il encore d’« action » ? Si je sais exploiter le potentiel de situation et le laisse travailler, j’ai d’autant moins à agir et à forcer. Ce « non-agir » signifie que la situation agit alors à ma place ; il est, non de désengagement, mais tendant à plus d’efficacité ou, je dirai plutôt, d’efficience. Quand le fruit est mûr, il n’y a plus qu’à tendre la main pour le recueillir. C’est pourquoi on a pu dire, dans la stratégie chinoise ancienne, que « les troupes victorieuses sont celles qui ont vaincu avant d’engager le combat ». Tout se joue en effet, en amont, au niveau des conditions. Et aussi, dit-on, le bon stratège remporte des victoires « faciles » : car il a su ainsi en faciliter progressivement l’obtention au point que le résultat en découle enfin de lui-même et qu’il n’y paraît même plus de mérite. Or n’est-ce pas là le grand mérite ?
Accommoder la situation plutôt que l’affronter
la victoire s’obtient de biais
Il est vrai qu’on attendrait plutôt – selon nos attendus théoriques – que le bon stratège soit celui qui a remporté une victoire difficile, à l’arraché, qui a dû forcer pour l’obtenir selon son plan concerté. Mais reconnaissons que la stratégie n’est pas l’héroïsme… L’accomplissement de la stratégie chinoise, en portant le potentiel de situation à maturation, est d’accommoder la situation plutôt que de l’affronter : de l’incliner en pente favorable selon laquelle les effets d’eux-mêmes ensuite vont dévaler. C’est ainsi qu’est infléchi de façon positive ce que « circonstance » laissait entendre de façon négative en ne se rangeant pas sous le plan projeté et même en pouvant l’entraver. Or cet évitement de l’« affrontement » a aussi sa logique qui est celle de l’« obliquité ».
La valeur du frontal est un des grands partis pris de la raison européenne. C’est à partir du face-à-face, dans la Grèce classique, que s’est organisée la bataille « rangée », phalange contre phalange, chacune tentant de l’emporter sur l’autre par sa « poussée » : quand un camp a enfoncé l’autre, le conflit est réglé ; il est aussitôt connu de tous qui a gagné – cet affrontement a certes un coût par sa brutalité, mais est efficace dans son résultat. Or ce dispositif du face-à-face a émigré ensuite dans la Cité : dans l’affrontement des discours, anti-logoi – au tribunal, au conseil, à l’assemblée. Ce face-à-face permet de trancher au vu et au su de tous, en fonction du plus de raisons dénombrées, en un temps limité. En est née rien de moins que la démocratie : il y est plaidé alternativement pour ou contre, et chacun, ainsi éclairé, peut ensuite se prononcer sur les affaires de la Cité. Comme aussi la philosophie : c’est par l’opposition en vis-à-vis des arguments avancés – thèse contre thèse – que se décide la vérité.
Vis-à-vis de quoi la pensée stratégique de la Chine ancienne est de nouveau instructive en tirant parti du crédit qu’on y voit accordé à la « maturation » face à la modélisation. Car la première opère dans la pénombre et doit compter sur la durée : se défiant du tranchant et de l’éclat du frontal, elle fait davantage confiance aux pouvoirs de l’indirect. Ou, comme le dit le Sunzi [le traité attribué au général Sun Zi (vie-ve siècle av. J.-C.), également connu sous le titre L’Art de la guerre], si la rencontre « s’opère de face », la victoire « s’obtient de biais ». « De face » signifie que les positions se dévisagent complètement, sont arrêtées et repérées ; « de biais » signifie qu’on opère de plus loin, en ménageant du jeu, donc aussi de façon inattendue, en se réservant du potentiel, en préservant un cheminement.
On comprend mieux dès lors comment la Chine parvient à l’hégémonie : en tirant au mieux parti de son potentiel de situation et en évitant le heurt coûteux de l’affrontement. Elle n’entre sur un marché que lorsqu’elle l’a déjà gagné. Évitant les coups d’éclat, elle procède par transformation silencieuse. Aussi, au lieu de rester les yeux braqués sur notre théâtre politique et son « action » dramatique (Trump aujourd’hui), ne devrait-on pas être plus attentif à cette montée en puissance discrète, mais devenant inéluctable ?


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