La voiture fonce à vive allure sur le périphérique. Splendide ciel d’hiver ce matin à Pékin, pas grand monde sur la route, l’effet des vacances du Nouvel An chinois sans doute. Coup d’œil sur les alertes de mon téléphone. Officiellement, il y a 17 morts, 500 personnes contaminées par ce mystérieux virus. Décollage à 9 h 30. J’ai mal à la tête, peut-être un peu de fièvre. La journée s’annonce longue, mais nous partons en reportage la fleur à la caméra, Gaël Caron et moi !

Tout d’un coup, une inconnue nous offre des masques. « Mettez-les, faites attention à vous », nous dit à bord une jolie cinquantenaire, le visage à moitié couvert comme ceux de quasiment tous les passagers de ce vol Pékin-Wuhan. L’avion est étonnamment vide, Wuhan ne semble pas être une destination très prisée ces temps-ci, avec le nouveau coronavirus.

Avant l’annonce du premier mort en décembre, peu nombreux étaient ceux qui avaient entendu parler de cette ville de 11 millions d’habitants, ville moyenne pour l’empire du Milieu, mais presque aussi peuplée que l’Île-de-France. Nous étions encore moins nombreux à pouvoir la situer sur une carte. Wuhan, de mon fauteuil d’avion, c’est avant tout la ville de la voiture, le Detroit ou le Boulogne-Billancourt chinois. Tous les grands constructeurs automobiles y ont installé des chaînes de production, des américains, des japonais, des sud-coréens et bien sûr des français, Renault et Peugeot en tête. Ma connaissance de Wuhan reste limitée. Quelques images d’un passé prospère, de concessions étrangères ; aujourd’hui, d’une ville de tours de verre, de routes aux voies multiples, comme toutes les métropoles chinoises. Le Yangzi aux eaux brunâtres, que Mao traversait à la nage, même à un âge avancé. Une ville universitaire avec 1,6 million d’étudiants, une liaison Air France plusieurs fois par semaine et… beaucoup de pollution.

C’est le Petit Timonier Deng Xiaoping, le numéro 1 chinois dans les années 1980, qui avait sonné l’heure de l’ouverture aux étrangers dans cette ville après une longue éclipse. Aujourd’hui, Wuhan se rêve en nouvelle Shanghai. Organisation de congrès, de compétitions internationales comme les jeux militaires de 2019. C’est aussi l’une des villes les plus francophones de Chine, qui multiplie les échanges universitaires, les coopérations médicales – entre le CHU de Nancy et de Wuhan –, scientifiques, bâtissant avec la France un laboratoire P4, le fameux qui fera couler beaucoup d’encre. Sa splendide gare a été dessinée avec le savoir-faire de la SNCF.

Wuhan entend faire parler d’elle. La ville a désormais une sorte de devise : « Il se passe quelque chose de nouveau tous les jours. » C’est sans doute vrai, mais, en ce mois de janvier, Wuhan est de retour dans l’actualité pour de bien tristes raisons. C’est la ville du coronavirus que les Chinois eux-mêmes appellent le « coronavirus de Wuhan » en ce mois de janvier. 

Premier jour dans une ville malade

Immense et splendide aéroport international de Wuhan, atterrissage à l’heure sous un ciel bas et menaçant, il est temps de récupérer nos bagages, pied de caméra, valises, la mienne contient deux costumes, trois chemises, quelques masques, des cachets d’aspirine et des livres pour tromper l’ennui. Nous sommes partis pour une courte mission, deux ou trois jours comme à l’accoutumée. En fait, cette mission va durer 133 jours…

Nous fonçons vers l’épicentre de l’épidémie, là où tout a commencé. Avec notre chauffeur et notre interprète chinoise aux cheveux longs, enthousiaste, nous traversons cette ville malade. Après avoir roulé quarante minutes, nous arrivons dans le quartier de Jianghan, la grande gare de Haikou à gauche, à droite une école, un hôpital. Il n’y a pas grand monde dans les rues, des habitants masqués, mais je remarque aussi que beaucoup ne le sont pas, le port du masque n’est pas encore obligatoire. Enfin, nous arrivons au marché de Huanan, l’épicentre, le premier foyer connu de contamination, l’antre du diable. Officiellement, il est fermé pour rénovation depuis le 1er janvier, mais personne n’est dupe. Ici, plus de 40 personnes sont tombées malades ; elles travaillaient là ou fréquentaient l’endroit. Selon la légende urbaine, le marché est toujours habité, certains animaux seraient toujours bloqués, enfermés, à l’agonie.

Le marché est inaccessible. Des vigiles en noir, casquette vissée sur la tête, sans expression, surveillent les entrées, des voitures de police patrouillent tout autour. Notre voiture s’arrête, je mets un pied à terre. Un confrère chinois me prévient : « Attention, vous avez bien un masque, mais pas de lunettes pour vous protéger ! » J’avoue que je n’y avais pas pensé. Ce que l’on sait seulement depuis deux jours, c’est que ce nouveau coronavirus est transmissible d’homme à homme. Nous convenons avec l’équipe de ne pas rester trop longtemps.

L’endroit est immense, 50 000 m2, plus de mille stands de vendeurs… Il paraît un peu sale de loin, mais on l’imagine animé, grouillant, populaire. C’est un lieu mort tel que nous le découvrons. C’est un marché de gros, un Rungis chinois, en plein centre de la ville. Comme dans tous les marchés du monde, les clients pouvaient trouver du mouton, du bœuf, du porc, des fruits, des légumes, des crustacés, du poisson. Sauf que nous sommes en Chine. Ma traductrice m’éclaire. On trouvait aussi sur ce marché toutes sortes d’espèces sauvages : des serpents, des petits rats de bambou, des louveteaux et, sous le manteau, des pangolins. Les Asiatiques aiment la chair tendre et savoureuse de ce petit mammifère à écailles, espèce en voie de disparition. On en trouvait à 250 euros les 500 grammes dans les restaurants. Ses écailles servent aussi à la médecine traditionnelle chinoise. Le pangolin et la chauve-souris sont les suspects numéro 1 de l’origine du virus.

Il est temps de filer. Direction un hôpital, l’un des quarante de la ville. Le Wuhan Union, avec sa façade rouge, est à 20 minutes en voiture du marché. C’est ici que les premiers patients atteints de cette étrange pneumonie virale ont été accueillis. Il y a une forte présence policière, des hommes en combinaison blanche avec capuche à l’entrée, et un camion de désinfectant qui fait des allers et retours pour nettoyer la route, quelques taxis qui déposent des patients ou des familles inquiètes. Nous restons de l’autre côté du trottoir, Gaël fait quelques images, pas la peine de s’attarder, pas la peine de se faire repérer.

La nuit commence à tomber. Dans les quartiers touristiques, pas un chat. La période du Nouvel An chinois devait être une fête, l’équivalent de Noël, du Nouvel An et des grandes vacances réunis. Tout cela est gâché par le virus. Les autorités chinoises ont demandé aux habitants de rester chez eux, et l’appel, comme souvent en Chine, est suivi. Ambiance morose. Seuls lieux de vie ce soir, les pharmacies. Les Wuhanais se ruent sur les masques de protection, il n’y en a déjà quasiment plus dans celle où nous filmons. Je m’apprête à faire un plateau face à la caméra, j’enlève mon masque quand tout à coup trois hommes en noir venus de nulle part me demandent de le remettre et de passer notre chemin, après avoir contrôlé nos passeports et cartes de presse.

Première nuit à Wuhan

Nous arrivons dans notre hôtel, chambres réservées pour une nuit, dans le quartier des affaires et des banques. Nous commençons le montage du premier sujet pour le journal de 20 heures, 3 heures du matin heure chinoise, quand les alertes commencent à tomber sur les téléphones et les réseaux sociaux. La ville va être placée en quarantaine, fermée, coupée du monde à partir de 10 heures du matin le 23 janvier… La nuit va être courte. Je m’endors perplexe, me disant qu’on parviendra toujours à sortir de là.

Prisonniers du coronavirus

La salle du petit-déjeuner est au cinquième étage de l’hôtel. Ce matin elle est vide, entièrement vide. Je découvrirai plus tard qu’à partir de ce jour nous allons être les seuls et uniques clients. À peine assis dans cet endroit confortable et cosy, une jeune serveuse – mains gantées et masque sur le nez – se plante devant moi, tend le bras et place son pistolet blanc sur mon front. Ce n’est qu’un pistolet-thermomètre, mais l’effet de surprise est garanti. Je lis 36,5 sur l’écran, elle esquisse un sourire… Ces méthodes chinoises expéditives m’étonneront toujours.

Cette journée commence drôlement. À partir de ce moment, notre température sera prise matin, midi et soir, dix fois par jour où que l’on aille, à notre hôtel, aux différents check-points installés sur les routes, dans les magasins ouverts de la ville. La psychose du thermomètre s’amplifiera au fil des jours. Avec 37,3, c’est l’assurance d’être embarqué dans un hôpital. Ne pas tomber malade, ni du nouveau coronavirus ni d’autre chose, devient une obsession. Un bon journaliste est un journaliste en bonne santé et qui a de la chance – c’est ce que demandait à son entourage Napoléon avant de nommer un maréchal d’Empire : « A-t-il de la chance ? » Nous resterons, Gaël et moi, en bonne santé. Pour la chance, je ne sais pas vraiment si nous sommes au bon endroit et au bon moment… Pour beaucoup, Wuhan est désormais la ville de tous les dangers qu’il faut fuir à tout prix.

La fuite

À partir de 10 heures du matin, on ne peut plus entrer, plus sortir de la ville. C’est sans précédent en Chine. D’où les foules impressionnantes à l’aéroport, dans les gares, sur les routes avant l’heure fatidique. Les habitants se sont levés dans la nuit pour ne pas rater l’ultime possibilité de fuir la ville et le virus. Il y a une forte présence policière, des machines de contrôle de température partout. À la gare, parmi la foule, un couple dit au revoir à son enfant qui tient la main de son grand-père. La famille se sépare, la mort dans l’âme. Le vieillard et l’enfant embarquent dans le wagon, ils sont les plus vulnérables, les plus à risque. Le train s’éloigne, laissant derrière lui ce terrible bilan : 17 morts, 580 nouvelles contaminations et des milliers de personnes en observation dans les hôpitaux. La fièvre monte, la peur aussi.

La ville est maintenant cadenassée, prisonnière du coronavirus. Les policiers ont bloqué toutes les voies et tous les points de sortie de la ville. Je garderai longtemps en moi l’image de cette femme tendant à bout de bras son enfant aux gens qui se trouvent de l’autre côté de la ville maudite, les implorant de prendre soin de lui et de le faire soigner. L’enfant est malade de leucémie, pas question pour cette mère de l’emmener dans un hôpital de Wuhan déjà submergé.

Combien de temps cela peut-il durer ? Combien de temps peut-on rester coincés ici ? Cette mise sous cloche de la ville maudite va durer 76 jours, du 23 janvier au 8 avril.

Wuhan, ville fantôme

On entend chanter les oiseaux. Wuhan est vide, abandonnée, terrée dans le silence. Quand la réalité dépasse la fiction. C’est une ville fantôme comme dans les films d’apocalypse ou de fin du monde. De temps en temps, une ambulance passe, un camion de désinfection ; ils rappellent en permanence le danger, le virus.

Regardant par la fenêtre de ma chambre, au 22e étage, l’immeuble d’en face baigné par le soleil de cette matinée d’hiver, j’aperçois mes compagnons d’infortune. Une femme étend son linge. Un homme fume une cigarette au balcon. Dans l’appartement du dessous un autre homme, le dos voûté, est scotché à son téléphone. À côté, un père joue avec sa fille à un jeu de société. Je verrai pendant des mois toujours les mêmes. À gauche, il y a cette jeune femme en pyjama rose. Peut-être me voit-elle aussi, peut-être regarde-t-elle dans le vide, perdue comme nous pouvons tous l’être dans nos pensées. Pendant des mois, elle restera habillée de la même manière. Sans doute a-t-elle plusieurs pyjamas de la même couleur… Dans d’autres immeubles, des familles doivent manger, jouer, s’occuper des enfants, dormir, faire des enfants aussi. On verra bien dans neuf mois.

Dès le 23 janvier, les autorités locales ont mis à l’arrêt les transports publics, puis toute la circulation sera interdite. Les magasins ont leurs rideaux tirés, sauf les pharmacies ou les supermarchés – il faut bien manger, même si viande et légumes vont vite manquer et les prix flamber. Les habitants pourront d’abord sortir avec un laissez-passer, puis une personne par foyer une fois tous les trois jours, enfin le confinement se durcira à la mi-février avec interdiction formelle de sortir de chez soi.

Tout de suite les immeubles sont barricadés pour en contrôler les entrées et sorties. Les tentes bleues installées par la municipalité apparaissent partout dans la ville, points de contrôle obligés. Les comités de quartiers nés sous Mao veillent et surveillent. Ce sont eux qui, quotidiennement, passeront relever les températures des habitants. En ce début d’épidémie, des gens meurent chez eux, parfois des familles entières. Comme celle d’un réalisateur chinois connu, emportée par la maladie, soulevant l’émotion de tout le pays. Ou cet enfant resté trois jours aux côtés de son grand-père, mort dans son lit, jusqu’à l’arrivée d’un préposé en combinaison blanche passant pour prendre la température. Il a tenu en mangeant des biscuits.

Nous avons de la chance, nous ne sommes pas réduits au confinement. Notre carte de presse nous permet tous les jours de sortir de notre hôtel pour faire notre travail. Mais il faut ruser. Il faut tous les matins négocier pour trouver un véhicule, un chauffeur. Balader une équipe de journalistes étrangers comporte un risque vis-à-vis des autorités, sans parler du risque sanitaire. Combien de conducteurs nous laisseront en plan ! Un soir, alors que le chauffeur ne revenait pas nous prendre, le GPS de mon téléphone indiquait quatre heures de marche pour rejoindre l’hôtel dans la nuit et le froid. Arrêté par la police, les agents lui avaient rappelé que son laissez-passer ne l’autorisait pas à transporter des correspondants de presse, mais seulement des fonctionnaires…

En cette fin janvier, les gens peuvent encore sortir de chez eux quelques heures, mais ils sont peu nombreux. Ainsi croise-t-on parfois des ombres masquées parfois gantées, certaines avec de grosses lunettes ou même en combinaison blanche. Quand un individu arrive au loin face à vous, il change généralement de trottoir, même les regards ne se croisent plus dans cette ville.

Un des premiers soirs de quarantaine, des habitants enfermés chez eux se sont retrouvés sur leurs balcons, le mot était passé sur les réseaux sociaux chinois. Tous à la même heure, ils se sont mis à crier à pleins poumons : « Wuhan, bats-toi ! » Un cri dans la nuit pour se donner du courage. Cela ne se fera qu’une seule fois, car la municipalité leur demandera d’arrêter ce genre de manifestations, officiellement pour raisons sanitaires, car la propagation du virus pourrait se faire via les postillons d’un balcon à l’autre, mais surtout parce que la Chine n’aime pas beaucoup les rassemblements… À partir de ce jour, le cri des habitants de Wuhan sera muet, c’est ce que je me dirai en me baladant seul chaque nuit autour de l’hôtel après le journal de 20 heures, entre trois et quatre heures du matin.

Branle-bas de combat dans les hôpitaux

La statistique morbide tombe tous les matins, lorsque les autorités annoncent le nombre de malades contaminés et de décès. Après avoir renvoyé les malades chez eux, on les isole à présent. Quand on voit les files d’attente devant les grands hôpitaux de la ville, on comprend. Nous ne nous en approchons guère, car ce sont de véritables nids à virus. Les salles d’attente sont bondées. Les vivants, fiévreux ou toussotant, côtoient les morts enfermés dans des sacs ; en témoignent des images rapidement censurées de courageux journalistes citoyens. Ils seront arrêtés, certains restant toujours portés disparus.

Le médecin français de Wuhan, le Dr Philippe Klein, généraliste installé depuis quelques années pour prendre soin des expatriés français et étrangers a vu sa clinique, elle aussi, réquisitionnée. Il m’envoie des photos d’infirmières dormant à même le sol dans l’hôpital : le personnel médical en contact avec le virus ne rentre plus à la maison le soir pour éviter le risque de contaminer famille ou voisins.

Les hôpitaux manquent de tout, de lits, de personnel, de matériel de protection. Ainsi, les femmes se rasent la tête faute de charlotte, les visages sont marqués par le port du masque FFP2 des heures durant, des photos circulent sur Internet, mais aussi dans les médias officiels. Pour ne pas gâcher les combinaisons de protection et pouvoir les garder toute une journée, les soignants ne mangent ni ne boivent avant leur service. Beaucoup vont même jusqu’à porter des couches-culottes pour adulte m’avouera un urgentiste, directeur adjoint d’un des grands hôpitaux de la ville, le Dr Zhao Yan. Ainsi, tout ce qui arrivera plus tard en France et ailleurs dans le monde s’est produit à Wuhan. J’ai toujours pensé qu’en Chine on pouvait voir l’avenir, pour le meilleur et pour le pire.

Toute la machine chinoise se met en marche, de façon tardive de l’aveu même du président chinois Xi Jinping, mais avec des mesures radicales. C’est une guerre sanitaire qui est lancée. Un véritable pont aérien se met en place pour acheminer de la nourriture, du personnel hospitalier militaire ou civil qui vient de toute la Chine. Des volontaires, fiers de servir sur le front, arrivent dans cette ville fiévreuse. 40 000 médecins et infirmiers seront envoyés en renfort de toutes les provinces du pays. Deux hôpitaux de campagne sont construits en dix jours. Les autorités semblent enfin avoir pris la mesure de la menace.

Les Français de Wuhan

Pendant ce temps, la communauté française s’inquiète et la majorité n’attend qu’une chose : un rapatriement. Il y a des Français de passage qui se retrouvent bloqués à l’hôtel, un mécanicien d’Air France, par exemple, à qui personne n’a pensé signaler que le vol qu’il était en train de préparer allait être le dernier. Il est resté sur le tarmac. Il y a des hommes d’affaires arrivés au mauvais moment, des étudiants et tous les expatriés travaillant pour de grands groupes et leurs sous-traitants. Ils sont un peu moins d’un millier à avoir posé leurs valises sur les bords du Yangzi. Une majorité veut quitter cette ville fermée et sans avenir prévisible. Les autorités françaises, via le consulat ouvert à Wuhan en 1998, envisagent finalement un scénario de rapatriement aérien.

Rester ou partir ?

Should I stay or should I go ? La chanson du groupe The Clash restera un moment dans ma tête. Rester ou partir de Wuhan. La direction de France Télévisions nous autorisera-t-elle à poursuivre ce travail d’information de correspondants en Chine malgré les risques ? Il me paraîtrait complètement saugrenu d’être rapatrié vers l’Hexagone alors que l’actualité est ici. C’est le travail d’un journaliste de témoigner. Ma direction acquiesce sachant qu’il y aura d’autres vols pour venir chercher d’autres Français qui ne sont pas du premier voyage.

Au moment où s’organise le premier départ de Wuhan, le 30 janvier, le bilan officiel est de 7 700 personnes malades du coronavirus et de 170 morts.

Le matin même, ce ne sont pas les autorités consulaires qui me téléphonent, mais les autorités chinoises. Une représentante du ministère des Affaires étrangères me demande si je vais bien prendre l’avion. Je réponds par la négative, comprenant qu’elle souhaiterait plutôt que nous partions. Elle avait déjà appelé Gaël par deux fois quelques jours plus tôt. Je lui demande alors en anglais si elle est prête à partir avec moi, dans un éclat de rire elle me répond non, elle est de Wuhan. Moi aussi, lui dis-je, je suis dorénavant de Wuhan : nous vivons ensemble, nous mourrons ensemble s’il le faut ! Elle comprend l’essentiel, ma détermination. Lors des trois autres possibilités de fuir Wuhan par les airs, elle m’appellera simplement pour que je lui confirme que nous ne prenons pas l’avion, sans essayer de me convaincre.

Le rapatriement

Le 30 janvier en fin d’après-midi, nous arrivons au consulat de France. Il est installé dans le quartier de Hankou, dans la tour illuminée la nuit de l’International World Trade center, face aux charmants lacs et bars du centre-ville. Il y a plus d’une centaine de Français candidats au départ, ils arrivent petit à petit par leurs propres moyens, une gageure dans cette ville où plus personne ne peut a priori circuler, où les transports en commun et taxis sont inexistants. Tout le monde est très nerveux, fatigué. Les passagers vont s’installer dans les six bus qui les attendent direction l’aéroport où l’avion tricolore a bien atterri avec médecins, militaires et protection civile à son bord. Les bus, conduits par des hommes en combinaison de protection blanche, s’enfoncent dans la nuit sur cette autoroute déserte. Les Français décolleront au petit matin après d’interminables contrôles à l’aéroport pour quatorze jours de quarantaine en France. Exceptionnellement, nous envoyons tous les éléments, images et interviews, pour un sujet qui sera fabriqué à Paris.

À l’hôtel, il n’y a plus de service de blanchisserie depuis quelques jours, j’espère que les employés ne sont pas tombés malades, tout est possible. Désormais, je laverai tous les deux jours sous-vêtements, chaussettes, chemises ou pulls en prenant mon bain le soir, à la guerre comme à la guerre. Il faudra aussi, pénurie à Wuhan oblige, que je demande qu’on m’envoie des masques chirurgicaux ou FFP2. Des amis japonais m’en proposent. Stéphane Lagarde, confrère de RFI, nous en expédie de Pékin. Nous sommes toujours protégés, pour un temps.

Qui n’a pas peur n’est pas normal

Nous n’avons pas attrapé le virus. Une étude chinoise indique que la période d’incubation peut aller jusqu’à 24 jours. C’est précisément le temps que nous avons passé ici. On y apprend que la fièvre au-delà de 37,3, le seuil d’alerte à Wuhan, n’est pas un symptôme déterminant. C’est bien la peine de nous la prendre dix fois par jour…

Quand on est dans cette ville berceau du virus, on apprend à écouter son corps… Un reniflement, un mal de tête, un état de fatigue, une toux soudaine, des selles trop molles… J’avoue avoir toujours sur moi du Doliprane, on ne sait jamais. Mieux vaut avoir un stock. Acheter de l’aspirine ou du sirop pour la toux est aujourd’hui suspect. Vous devez donner à la pharmacie votre numéro de téléphone. De toute manière, la systématisation du paiement électronique permet de remonter jusqu’à vous. Aussi, je ne jette plus mes boîtes de cachets, elles restent enfermées – même vides – dans ma valise avec cadenas. À Wuhan, qui n’a pas peur n’est pas normal. Peur du virus bien sûr, mais aussi des réactions des autorités. Des histoires ou des images circulent sur Internet, souvent terribles. Comme celles de cette jeune femme extraite de force de son appartement par des hommes en combinaison blanche. Elle a de la fièvre sans aucun doute, mais préférerait rester chez elle. La voilà embarquée sans ménagement. La terreur se lit dans ses yeux… La scène est filmée au téléphone, probablement par ces mêmes voisins qui l’ont dénoncée.

Mort du docteur Li Wenliang

La nouvelle tombe dans la nuit, le cœur de Li Wenliang, jeune ophtalmologue de 34 ans, s’est arrêté. Mort d’une maladie qu’il avait été l’un des premiers à déceler avec une poignée de médecins de Wuhan. Li Wenliang avait alerté sur la menace de cette pneumonie atypique ce qui lui avait valu d’être arrêté, blâmé, accusé de lancer de fausses rumeurs. Beaucoup se disent alors en Chine qu’on aurait évidemment dû l’écouter au lieu de le bâillonner. Li Wenliang était retourné travailler à l’hôpital avant de contracter le virus et de terminer sa vie intubé, laissant derrière lui une femme enceinte et une population chinoise en colère et qui le fait savoir, chose rare, sur les réseaux sociaux. Le lendemain de sa mort, un immense portrait du jeune médecin trône devant la porte de l’hôpital, des Wuhanais viennent se recueillir ou poser des fleurs. Aux yeux de milliers de Chinois c’est un héros, un des premiers martyrs de l’épidémie.

La reprise en main de Wuhan

Beaucoup pensent alors que ce décès du lanceur d’alerte peut faire vaciller le régime. Comme lors de la catastrophe de Tchernobyl et son impact sur le pouvoir soviétique. La contestation gronde, surtout on l’entend monter malgré la censure impitoyable du régime communiste. Pourquoi les autorités locales et centrales n’ont-elles pas agi plus vite ? Pourquoi ce manque de transparence début décembre, alors que les premiers cas apparaissent ? Combien y a-t-il réellement de victimes à Wuhan et en Chine ? La barre des 1 000 décès est officiellement franchie ce 12 février. Mais pas de moment Tchernobyl.

Pékin reprend les choses en main. Des têtes tombent. Le président Xi Jinping semble avoir tapé du poing sur la table et trouvé les coupables idéaux. Le numéro 1 de la province et celui de la ville sont limogés pour incompétence. Une enquête est aussi ouverte sur le cas de Li Wenliang, qui sera réhabilité post mortem.

Confinement strict

Il pleut sur Wuhan, comme si le ciel avait décidé d’ajouter de l’eau glacée à cette ambiance lugubre. Aujourd’hui au moins, nous avons tous une bonne raison de rester au sec et au chaud, pour ceux qui ont cette chance et les moyens d’avoir un bon chauffage d’appoint, puisque le chauffage central au sud du Yangzi est interdit. 

Nous sortons tout de même dans la ville, des haut-parleurs crépitent, une voix féminine diffuse des messages sur un ton martial : « Portez des masques, ne sortez pas. » Tout le monde a entendu, nous sommes Gaël et moi les seuls dans la rue. On peut lire des messages sur des banderoles accrochées aux grilles ou entre deux arbres à l’extérieur des résidences. Sur fond rouge, des lettres blanches : « Camarades communistes nous vaincrons la maladie. »

Le 14 février à Wuhan, le confinement se durcit, ordre des nouvelles autorités fraîchement nommées, nouveau tour de vis, lockdown total de la ville. Désormais, plus personne ne peut sortir de chez soi, de jour comme de nuit. Dans certains immeubles, les ascenseurs seront même arrêtés pour éviter toute tentation. 11 millions d’habitants – moins ceux qui ont pu quitter la ville –sont en quarantaine coincés chez eux, à se heurter aux murs des jours entiers. Pour la nourriture, elle sera désormais apportée par les petites mains du Parti communiste, au pied des immeubles. Les mesures prises pour enrayer l’épidémie sont toujours plus draconiennes. On peut difficilement faire plus. La question aujourd’hui c’est, combien de temps peut durer cet enfermement ? Des Chinois continuent d’être frappés par la maladie, qui a maintenant un nom : Covid-19. Ce jour, 10 000 personnes ont été contaminées. Pas rassurant.

Dans les médias chinois, ce sont des patients guéris que l’on montre, les visages toujours floutés, bouquets de fleurs à la main, applaudis par le corps médical à leur sortie des hôpitaux posant devant des photographes. Tous les moyens sont bons dans ces mises en scène pour montrer une image positive de la situation et mettre un peu de baume au cœur des téléspectateurs. L’épidémie continue d’avancer, mais on peut aussi en guérir. Parfois la propagande va plus loin : « Je suis reconnaissante envers le Parti communiste et le gouvernement. Je suis si heureuse de quitter l’hôpital », explique une femme à la télévision CCTV.

Surveillance 2.0

Tout et tout le monde est surveillé. Il y a les moyens humains parfois moyenâgeux et la high-tech. Caméras, application de traçage sur les smartphones ou drones. Un matin alors que j’étais au téléphone dehors, évidemment seul, en plein milieu de cette grande avenue déserte, un engin vole juste au-dessus de ma tête, suffisamment haut dans le ciel pour ne pas l’entendre, assez bas pour le distinguer. Il y aura en Chine des drones avec haut-parleurs pour inviter les gens à rentrer chez eux, drones équipés de caméras thermiques pour prendre les températures à distance à travers des vitres d’immeubles, sans rien demander à personne forcément.

Lors du confinement un chef d’entreprise français parvient à sortir de sa résidence pour traverser la rue afin d’acheter de l’eau minérale. La porte vitrée du magasin est fermée, un homme est à l’intérieur, le Français lui montre une bouteille vide qu’il a à la main, l’homme à l’intérieur sort son téléphone, puis rien. Pas un sourire, pas un geste. Alors le Français tourne les talons, circonspect, et rentre chez lui. À peine est-il installé dans son canapé pour reprendre le cours de son ennui qu’il reçoit un message de la police avec une vidéo… C’est lui dans la rue devant la porte vitrée du commerce, une bouteille d’eau vide à la main ! Premier et dernier avertissement.

Tuer le temps

Les Chinois sont d’une inventivité incroyable. Des petits films sur TikTok, l’application chinoise, circulent, hilarants. Un homme, bonnet de natation et lunettes sur le nez, plongeant sur son lit, ou cette femme dans sa cuisine renversant son produit vaisselle sur le carrelage pour glisser et faire bouger son corps, appuyée sur un lavabo. J’adorerais avoir en face de moi cette jeune fille dansant sur un rythme techno, invitant ses voisins d’en face à faire de même, une fête de voisins, une battle de danse entre immeubles. La vidéo postée hier seulement sur mon compte Twitter enregistre 68 000 vues, en Chine ce sont des millions de like. Vive le numérique au temps du coronavirus – comment aurions-nous fait sans ?

Hôtel réquisitionné

Nous avions été avertis la veille à l’heure du dîner. Un manager vient nous annoncer qu’une partie de l’hôtel est réquisitionnée par les autorités pour y loger une cinquantaine de médecins et du personnel soignant.

Depuis trois semaines, dans cet hôtel de 25 étages, seules nos deux chambres étaient occupées. En somme, l’hôtel était à nous, le personnel aux petits soins. Nous avons de la chance d’avoir choisi cet établissement plutôt qu’un autre. Un Américain m’avait raconté que quelques jours plus tôt, juste avant le lockdown, seul client lui aussi de son hôtel, le directeur était passé lui dire que tous les employés étaient congédiés, qu’il allait couper chauffage et électricité, mais qu’il lui laissait les clés et qu’il pouvait rester dans sa chambre.

Notre hôtel lui se remplissait. Égoïstement, je pensais un instant qu’il pourrait s’avérer aussi dangereux qu’un hôpital, et que ce havre de paix aseptisé allait devenir un endroit à risque… Dans le même temps, je me demandais aussi si certains de ces docteurs allaient pouvoir me donner des informations sur ce qui se passe véritablement sur le front de l’épidémie, dans les hôpitaux débordés, et toutes les cliniques de la fièvre.

Hôpital de Zhongnan

Finalement, nous parviendrons à filmer dans un hôpital, celui de Zhongnan, l’un des meilleurs CHU de la ville. Je parviens à joindre le Dr Zhao Yan par téléphone. Sympathique Français d’origine chinoise, urgentiste installé à Wuhan depuis quinze ans. Rendez-vous est donné à l’entrée de l’hôpital en début d’après-midi, lorsque les malades les plus atteints sont admis. Le Covid-19 a déjà tué 1 900 personnes, mais déjà le nombre de contaminés est en reflux. Seule une quarantaine de patients aujourd’hui sont admis, il y a deux semaines c’était six cents par jour. Nous restons filmer à l’extérieur quand je demande au médecin s’il est envisageable que nous rentrions dans une salle de soin. « C’est prévu », me dit-il. Un sourire de malice se lit dans ses yeux, « si vous voulez bien sûr ». Nous le suivons, à l’entrée des urgences, dans cette partie du CHU inaugurée par Jacques Chirac, il nous présente une infirmière guérie du Covid-19 qui a retrouvé son poste à l’hôpital. Nous entrons dans une salle pour nous équiper. Je lui dis alors que j’avais entendu que les hôpitaux manquaient de tout et que je ne voulais pas enfiler une combinaison qui pourrait servir à un soignant, il me répond qu’il n’y plus de pénurie, ces combinaisons ont été données par les autorités françaises, apportées dans l’avion qui avait ramené nos compatriotes en France.

Deux personnes nous aident à nous habiller pour nous protéger du virus. Au moins cinq minutes pour enfiler l’armure de protection. Une puis deux combinaisons, deux paires de gants, charlotte mal ajustée, mais c’est trop tard, capuche, une paire de lunettes et un masque vert FFP2, la caméra elle aussi est protégée. Nous entrons dans une salle réservée aux personnes atteintes le plus durement. Tous ces malades, me dit le Dr Zhao Yan ont 50 % de chances de s’en sortir, parce qu’ils sont dans l’hôpital le mieux équipé de la ville, s’ils n’étaient pas là, ils seraient déjà partis. C’est à pleurer, je pense à mon père, vu pour la dernière fois dans cet état dans un hôpital toulousain cinq mois plus tôt, intubé lui aussi, quelques jours avant qu’il parte… d’une autre maladie.

« Quelque chose de nouveau tous les jours »

Nous avons de la chance, contrairement à tous ces habitants enfermés, nous n’avons pas à tromper l’ennui. Notre travail nous pousse tous les jours à sortir, rapporter ce qui se passe, témoigner, faire des sujets, des directs, des éditions du matin à celles du soir.

En ce 17 février à Wuhan, il neige. « C’est très rare », me dit-on à la réception de l’hôtel. Finalement, ce slogan de la ville de Wuhan – « Quelque chose de nouveau tous les jours » – n’est pas si faux. Pas de bonshommes de neige en vue dehors, mais, pour moi et mes voisins d’en face, il y aura une distraction aujourd’hui : regarder la neige tomber.

Ce soir, je vais me balader vers trois heures du matin avec une petite chatte noire et blanche qui a élu domicile dans le jardin de l’hôtel. Ce ne sont pas les hommes qui adoptent les félins, mais eux qui vous adoptent. Un jour, alors que j’étais en position de direct pour France 2, elle a sauté sur mon dos pour se lover sur mes épaules. Elle a probablement moins d’un an. Je finirai par lui donner le nom de Jeudi, elle est venue à moi ce jour de la semaine, en plein confinement, alors que nous sommes tous à Wuhan des Robinson Crusoé dans nos îlots de verre et d’acier. J’avais vu de terribles vidéos dans lesquelles on voyait les gens du haut des immeubles jeter chien ou chat par les fenêtres. Les rumeurs couraient que le Covid-19 pouvait aussi s’attraper par les animaux. Dans Wuhan, les chats et chiens errants ne manquent pas.

La fin du blocus

Quand le président chinois Xi Jinping se rend en visite éclair à Wuhan le 10 mars, il ne crie pas victoire, mais c’est le signe que les choses vont beaucoup mieux. Seulement 19 cas recensés la veille. La fin est-elle proche ? L’espoir, comme le virus, est très contagieux. Pourtant, il faudra attendre encore près d’un mois avant la réouverture de la ville. Pouvoir contempler enfin un horizon, aller se faire couper les cheveux, et partir.

Ce sera le 8 avril. La fin du blocus est décrétée après 76 jours. Commence alors un déconfinement très progressif, à la chinoise. Tous les gens ne se précipitent pas dans les rues de Wuhan. Les autorités demandent toujours aux habitants de rester si possible chez eux, le masque est toujours bien entendu obligatoire. Moi qui pensais enfin voir les visages des gens de Wuhan, et les sourires, il faudra attendre l’été pour cela.

« Tu te souviens de la vie ? »

Je suis resté à Wuhan jusqu’à début juin. Lorsque l’on vient de cette ville, personne ne veut vraiment de vous. Après une salve de tests PCR sérologiques et un scanner des poumons, Gaël a pu rentrer début avril à Shanghai sans difficulté en avion, en présentant un code QR de bonne santé. En revanche, pour Pékin, la capitale, mon lieu de résidence, tout est plus compliqué. Pas d’avion, mais des trains avec places limitées, contrôle strict et surtout, à l’arrivée, quarantaine dans un hôtel choisi par les autorités, seul, quatorze jours.

Je ne suis pas à un jour près, j’ai préféré attendre avec Jeudi, la petite chatte, et Avril, le petit chien qui lui aussi ne me quitte plus, en repensant à cette phrase de ma femme prononcée un jour de mars : « Tu te souviens de la vie ? »  

 

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