La ville de Wuhan était inconnue de la plupart des Français il y a un an. Pouvez-vous la présenter en quelques mots ?

C’est une immense agglomération de plus de 10 millions d’habitants au bord du Yangzi. La ville a prospéré dans une plaine extrêmement peuplée où se trouvent des agglomérations dites « secondaires », qui regroupent chacune de 8 à 9 millions d’habitants... Wuhan est donc la plus grande ville d’une conurbation très importante au centre de la Chine. Un nœud de communications aériennes, ferroviaires et fluviales, une métropole industrielle qui a d’ailleurs été un point d’implantation d’entreprises françaises – dont PSA. On y trouve des usines aéronautiques, mais c’est aussi un lieu de coopération culturelle. La recherche sur les coronavirus y est très active, et la coopération franco-chinoise a permis la création d’un laboratoire de niveau P4, c’est-à-dire à sécurité renforcée.

Comme souvent en Chine, le gigantisme est présent. Le marché humide de Wuhan, dont on a beaucoup parlé et duquel on a dit à tort qu’il était le point de départ de l’épidémie, n’a rien à voir avec un marché européen où l’on va faire ses courses le dimanche. C’est un immense marché moderne qui héberge d’innombrables gargotes et brasse des dizaines de milliers de personnes chaque jour à proximité de la grande gare TGV de Wuhan.

J’ajouterai que Wuhan est l’un des trois chaudrons de la Chine. L’une des villes les plus chaudes, les plus insupportables l’été. L’hiver, sa situation climatique rappelle beaucoup la plaine du Pô, autour de Milan, avec la présence du brouillard, de brumes qui sont célèbres. Vous voyez pourquoi je fais ce parallèle…

Cela pourrait-il expliquer pourquoi le virus a particulièrement frappé cette ville plutôt que Pékin ou Shanghai ?

Non, c’est une question de chronologie. Les grandes capitales ont eu la chance d’être touchées après le 23 janvier, c’est-à-dire après le revirement de l’État central chinois sur la conduite à tenir. Tout a commencé par une phase de procrastination des autorités chinoises : un véritable déni devant le développement du virus. Il y a eu ensuite une phase silencieuse d’expansion exponentielle de l’épidémie, qui est passée inaperçue puisque l’on partait de très bas, et une phase d’explosion.

Toutes les critiques se sont focalisées sur les dirigeants politiques « locaux ». Ont-ils servi de boucs émissaires ?

Il est extrêmement difficile d’établir comment les informations ont circulé vers les instances dirigeantes centrales. Mais on sait que des équipes de chercheurs de Shanghai ont très vite été dépêchées à Wuhan pour prélever des échantillons. Début janvier, les premiers résultats sont arrivés, et le virus a été décrypté. On peut donc mettre en cause les autorités de Wuhan et de la région pour la période qui va jusqu’à la fin décembre 2019, mais pas au-delà. Durant cette première période, elles ont fait preuve d’une légèreté étonnante. Le maire-gouverneur de Wuhan en place à l’époque a été très attaqué. Avant d’être destitué, il s’était défendu publiquement en expliquant que la loi – un terme bizarre en l’occurrence – lui interdisait de révéler la situation. Même en l’admettant, comment expliquer le maintien du fameux banquet des familles qui a rassemblé 40 000 personnes à l’occasion du Nouvel An chinois ?

Sait-on si le pouvoir central avait connaissance de la situation tout en exigeant le silence des responsables locaux ?

Il est clair qu’il n’a pas poussé à la transparence. À l’usage de l’OMS, le pouvoir chinois a ainsi maintenu jusqu’au 20 janvier qu’il n’y avait pas de preuves de la transmission du virus de l’animal à l’être humain, ce qui est stupéfiant ; et l’OMS a fait semblant de le croire, ce qui est pire. De même, l’interdiction des liaisons aériennes intérieures à partir de Wuhan a eu lieu avant celle des vols à destination de l’étranger. Comment justifier ce délai de l’ordre d’une semaine ? Quand on connaît la façon dont l’aviation chinoise est contrôlée, il est sûr que ces décisions n’ont pas été prises localement.

Dans son journal, Wuhan, ville close, l’écrivaine Fang Fang parle avec soulagement de la prise en main des opérations par Pékin. Est-ce que cela reflète une opinion dominante ?

Dans le cas d’espèce, oui. C’est le pouvoir central qui a envoyé des milliers de médecins à Wuhan, qui a mobilisé l’armée pour faire du porte-à-porte, qui a recréé un système de distribution alimentaire permettant un confinement total ; c’est lui qui a construit deux hôpitaux d’urgence dont on s’est à l’époque gaussé parce qu’ils ressemblaient à des algécos empilés. Ce n’était pourtant pas du bricolage : on sait aujourd’hui qu’une société comme Dassault Systèmes – qui fait de la modélisation en 3D – avait été consultée par le gouvernement chinois sur les flux d’air afin de les optimiser et d’éviter les contaminations dans ces structures.

L’action de l’État central a eu l’effet d’un véritable marteau-pilon : elle a réduit la transmission du virus et a fini par l’éteindre. Bien sûr, cela s’accompagne de dissimulations – par exemple, on le sait, quant au nombre de décès. Mais c’est un épiphénomène pour la majorité des Chinois. Je suis extrêmement critique de l’État-parti chinois sur de nombreux plans, mais, en matière de gestion de l’épidémie, je l’absous au regard des failles relevées depuis aux États-Unis et en Europe.

Comment expliquer que les autorités aient pu croire que l’on pouvait cacher une épidémie ?

Sans doute parce que, à ce moment-là, personne n’était conscient de la rapidité de la propagation du virus et de l’étendue des risques. C’est quelque chose que l’on comprend bien quand on regarde nos propres réactions, la difficulté des gouvernements à prendre des décisions difficiles pour les populations. Début 2020, le pouvoir chinois devait gérer, à l’occasion du Nouvel An, le déplacement de centaines de millions de personnes dans le pays. Comment arrêter la migration de 250 millions de personnes ? C’était gâcher la plus grande fête de l’année, la plus grande occasion de consommer. Cet élément a certainement été un facteur très important.

C’est ce que vous avez appelé dans une étude la « période du déni ». Comment la caractériseriez-vous ?

Par une très faible transmission d’informations à l’étranger. Assez curieusement, au moment où l’on décrypte le génome du virus à Shanghai, Pékin transmet au monde entier le décryptage, mais jamais le virus lui-même. On retire donc la possibilité aux autres pays de vérifier la qualité du décryptage. Quand la Chine met Wuhan sous cloche, le gouverneur-maire dit que c’est trop tard, que des millions de personnes ont déjà quitté l’agglomération pour retrouver leurs familles à l’occasion des fêtes. L’autre blocus sur l’information concerne le marché humide de Wuhan, qui est considéré comme un cluster essentiel pour comprendre la rapidité de la propagation du virus, quand bien même des cas d’infection sans aucun rapport avec ce marché ont été identifiés à Wuhan à des dates antérieures. Dès qu’il est fermé, il est nettoyé tant et si bien qu’il n’y a plus la possibilité de faire une enquête épidémiologique. Il est difficile de dire jusqu’à quel point il s’agit d’une précipitation sanitaire au détriment d’une enquête ou une volonté a priori d’effacer des responsabilités.

L’énigme de l’origine du virus restera-t-elle entière ?

Oui, et peut-être aussi pour les autorités chinoises. Rien ne prouve qu’elles cachent quelque chose, sinon que, par principe, elles découragent l’enquête. On sait qu’il n’y a pas de transmission directe entre la chauve-souris et l’être humain. Du reste, on mange des chauves-souris en Chine, sous forme de soupe, depuis des millénaires. C’est un plat de gastronome, un plat recherché. Cela écarte la thèse qui voudrait que l’épidémie trouve sa cause dans la déforestation ou une autre atteinte à la biodiversité. Si cette thèse était exacte, cela ferait des millénaires que le coronavirus serait passé de la chauve-souris à l’homme. Entre la chauve-souris et l’homme, il faut donc un intermédiaire. On a soupçonné le pangolin, mais sans certitude.

Le déclenchement de l’épidémie peut aussi avoir une cause humaine. Il est clair que dans les équipes de recherche sur les coronavirus, certains ont travaillé de manière imprudente, comme le montre un documentaire tourné trois mois avant l’épidémie. L’origine du Covid-19 est-elle liée aux laboratoires de recherche ? À un accident de laboratoire ? À une manipulation ? Absolument rien ne l’indique. Mais tant que l’on n’a pas trouvé l’intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme, tant que l’on n’aura pas exploré la chaîne de contamination initiale, on ne pourra avoir aucune certitude.

Quelle a été la recette chinoise pour venir à bout de l’épidémie ?

L’isolement ! L’isolement effectif durant quinze jours casse la chaîne de contamination alors que l’isolement dans le cadre familial est une catastrophe. C’est un élément clé. Le traçage numérique fonctionne pour sa part s’il est utilisé assez tôt – il permet alors de casser la courbe de progression de l’épidémie – ou alors en période de déconfinement.

L’expression de dictature sanitaire vous paraît-elle appropriée ?

Pas du tout ! Il se trouve qu’il y a une dictature en Chine, et que ses moyens ont été mobilisés contre une pandémie qui aurait pu devenir géante à l’échelle du pays. Il n’y a aucun doute que, après l’échec de Wuhan, le virus a été contenu de façon assez extraordinaire dans le reste de la Chine. Taïwan a fait encore mieux. Mais Taïwan, c’est 23 millions d’habitants ; la Chine 1,4 milliard !

Comment analysez-vous ce paradoxe : la Chine, premier pays frappé par l’épidémie, est la seule puissance économique à finir l’année 2020 avec un taux de croissance positif ?

Il faut noter que le modèle chinois est l’inverse du nôtre. Nous avons soutenu la demande, eux soutiennent l’offre. Donc la reprise chinoise a été tirée par la demande étrangère, puisque nous avons toujours les moyens d’acheter grâce aux injections de liquidités massives aux États-Unis et en Europe, et aux plans de relance.

Le régime chinois, efficace dans sa lutte contre la pandémie, a été ensuite maladroit diplomatiquement. Comment l’expliquez-vous ?

Par la volonté de tirer un bénéfice politique instantané et visible. Vous avez eu plusieurs exemples en Europe de ministres obligés d’aller accueillir des avions avec leur cargaison de masques chinois. Cela correspond à une diplomatie agressive, humiliante, qui cherche à placer sous influence certains pays. C’est ce qu’on a appelé la « diplomatie des masques ». Entre le 19 janvier et le 23 février, la Chine a importé ou reçu gratuitement plus de 2 milliards de masques. Elle en a ensuite exporté 27 milliards jusqu’en juin.

La même chose peut se reproduire avec les vaccins. Dans la mesure où la vaccination de la population chinoise n’est pas urgente puisque le virus circule de manière extrêmement faible dans le pays, Pékin pourrait donner la priorité à des pays d’Asie ou d’Afrique, et en faire un argument diplomatique avec plus d’habileté qu’elle n’en a eue par rapport aux masques. Des pays qui n’ont aucune ressource vaccinale modèrent déjà leurs critiques envers la Chine. Le vaccin est appelé à devenir un objet de politique internationale. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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