Parmi les aspects difficilement saisissables du phénomène woke, l’un des plus déconcertants est la cohabitation d’options apparemment antithétiques : d’un côté, la défense d’une politique des identités (avec marches et réunions en non-mixité) et le torpillage des oppositions binaires (homo/hétéro, homme/femme…) par la multiplication des catégories (la logique LGBTQIA+) ; de l’autre, le rejet de tout essentialisme (la femme, le Noir, ces catégories qui prêtent aux êtres des traits naturels selon leur taux de testostérone ou de mélanine) et la subversion des catégories elles-mêmes par l’éloge du métissage, de la fluidité, du trouble ou du neutre. La notion d’« identité » cristallise ainsi un apparent défaut de cohérence. D’où un double rejet du « wokisme » : rejet par ses détracteurs, qui y voient un enfermement dans des identités « victimaires », terreau d’un projet opportuniste d’inversion des dominations (le racisé « remplaçant » le Blanc, la femme « singeant » l’homme…) ; rejet par ses sympathisants, qui dénoncent une expression fourre-tout, habile outil d’une contre-offensive conservatrice. Le phénomène woke n’est-il donc qu’un fantasme inconsistant ?

L’exemple de la catégorie de « femme » éclaire la question. Dans le sillage d’une objection formulée par la théoricienne du genre Judith Butler, le féminisme classique se voit accusé de générer de l’exclusion, son attachement à l’idée de « femme » l’amenant parfois à se désolidariser de combats voisins (trans, queer…) n’entrant pas dans sa définition arbitraire de la catégorie. À l’inverse, la théoricienne indienne de la révolte des subalternes, Gayatri Chakravorty Spivak, constatait l’incroyable pouvoir de mobilisation de la catégorie identitaire « femme » pour l’action concrète. Le débat fait rage et participe à dessiner des militantismes contrastés.

Combat essentialiste, donc, mais d’un essentialisme temporaire, « stratégique »

Ces désaccords ne doivent pourtant pas tromper : le concept d’identité ici mobilisé n’est pas fixiste et objectiviste (la nature immuable de l’humain, de la femme ou de telle « race » ou tel peuple) ; non, il est de part en part historique, « socialement construit », sans noyau substantiel restant. Mais, qu’il n’y ait pas une essence du Noir, par exemple, ne signifie pas que la croyance sociale au Noir ne produise pas d’effets discriminants sur les concernés. C’est en se reconnaissant entre eux comme victimes de cette expérience commune, en se déclarant « racisés » par la société, qu’ils parviendront à s’organiser pour mener le combat vers la dissolution finale des catégories illusoires de Blanc ou de Noir. Combat essentialiste, donc, mais d’un essentialisme temporaire, « stratégique ». C’est pourquoi (en tout cas au niveau théorique) le reproche d’enfermement identitaire fait au « wokisme » est absurde.

Dans cette entreprise de « déconstruction », le langage, parce qu’on lui prête une puissance performative considérable (comme producteur du réel), devient un lieu de combat primordial. Il s’agit d’édifier de nouveaux récits qui réaliseront l’émancipation. Celui de la pensée woke est la poursuite héroïque et minoritaire d’une lutte, ouverte par les sophistes antiques et les nominalistes médiévaux, contre la vieille métaphysique productrice d’essences fixistes – une position philosophique dont pourtant, depuis Hegel, tout le monde ou presque s’est déjà détaché. Même les conservateurs contemporains admettent la dimension fondamentalement historique et sociale de l’homme, de ses institutions, de ses récits… Mais que tout se résume à du construit sans qu’un noyau plus ou moins important du réel ne résiste, voilà ce qu’un certain nombre de personnes, en philosophie, en sciences humaines ou en sciences dures (biologie en tête) contestent encore, non sans arguments. 

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