Depuis une dizaine d’années, les grandes entreprises occidentales participent à l’exercice de définition du bien commun. Devenues, pour certaines, plus puissantes que bien des États, leurs prises de position pèsent. L’un des axes de leur engagement concerne ce qu’on appelle le woke ou le wokisme, courant de pensée qui classe les gens sur une échelle de privilèges en fonction de critères assez simples (la couleur de peau, le sexe, le genre, l’orientation sexuelle), avec, tout en haut de l’échelle, l’homme blanc hétérosexuel. Si l’objectif est louable – agir pour modifier l’échelle des discriminations –, la méthode peut interroger : n’est-il pas dangereux d’enfermer les gens dans des identités restrictives en évacuant la question sociale ?

 

Le moment Black Lives Matter

Le capitalisme woke, surtout représenté aux États-Unis, s’est puissamment manifesté à l’occasion du mouvement Black Lives Matter et notamment du meurtre en 2020 de George Floyd, asphyxié par le policier Derek Chauvin lors de son interpellation. Près de la moitié des entreprises américaines ont alors affiché leur soutien à la cause antiraciste. Dans un premier temps, Starbucks avait demandé à ses salariés de rester neutres, mais la pression a été telle que la chaîne a fini par leur accorder une journée de congé le jour du verdict du procès qui a vu Derek Chauvin condamné à vingt-deux ans et demi de prison. Des sociétés comme Uber, J.P. Morgan ou Nike ont déclaré férié le 19  juin, journée de la célébration de l’abolition de l’esclavage.

L’engagement woke des sociétés américaines peut même les conduire à entrer en conflit avec le politique. En avril 2021, des centaines de grandes entreprises ont protesté contre la décision de l’État de Géorgie de légiférer contre la fraude électorale, décision interprétée comme une restriction supplémentaire à l’accès au vote des Afro-Américains. Des activistes ont pressé Coca-Cola et la compagnie aérienne Delta de déménager leur siège d’Atlanta.

Silicon Valley vs pétroliers texans

Les entreprises californiennes de la Silicon Valley et celles qui œuvrent dans la communication ou le divertissement, dans le luxe ou dans la mode, sont les plus engagées sur les sujets de diversité, d’inclusion et d’équité. Il est difficile de quantifier le phénomène, mais on estime que 40 % des entreprises américaines ont institué des safe spaces (« espaces protégés ») réservés aux minorités. Ces positions ont souvent plus à voir avec l’opinion de leurs clients, de leurs salariés ou de ceux qu’ils souhaitent recruter, que celle de leurs plus hauts dirigeants. Le patron de Nike, Philip Khnight, est un donateur de Donald Trump, mais sa société a continué d’accompagner et de soutenir le joueur de football américain Colin Kaepernick après la polémique déclenchée par son geste de garder un genou à terre pendant l’hymne américain pour protester contre les violences raciales en septembre 2016, et ce, alors même que la carrière du sportif a connu un coup d’arrêt à l’issue de la saison.

Près de la moitié ont institué des safe spaces réservés aux minorités

À l’inverse, les entreprises qui opèrent dans les secteurs de l’industrie ou de l’énergie, les pétroliers du Texas, les constructeurs automobiles désertent ces sujets. Disney a été longtemps considéré comme une entreprise conservatrice, mais, ces dernières années, elle a dû s’adapter aux standards woke, au point d’entrer en conflit avec le gouverneur de Floride, Ron DeSantis.

Les débats sur l’avortement constituent un grand sujet de mobilisation. En 2022, à la veille de la décision de la Cour suprême qui a renvoyé l’autorisation de l’avortement à chaque État, un grand cabinet de conseil de la côte Est avait recommandé dans un courrier électronique à ses collaborateurs de modérer leurs réactions afin de ne pas entamer de débats houleux au sein de l’entreprise. Deux jours plus tard, la direction a dû envoyer un message d’excuses, expliquant qu’elle soutenait le droit des femmes et des minorités et qu’elle était horrifiée par la décision de la Cour suprême. Depuis la modification de la loi sur l’avortement, certaines entreprises aident même leurs employées à se déplacer dans un État où il est légal d’avorter.

 

En Europe, l’adaptation aux standards américains

En France, le débat ne se pose pas dans les mêmes termes même si les entreprises les plus publiquement exposées surveillent avec attention leur image et leurs pratiques en matière d’inclusivité et de diversité. Mais, du fait de notre histoire, de nombreux sujets restent du domaine de la puissance publique. Concernant la parité hommes-femmes par exemple, la loi Copé-Zimmermann de 2011 impose des quotas de femmes dans les conseils d’administration. Les statistiques ethniques sont, elles, interdites, et il n’existe pas de consensus pour estimer que la société serait plus juste si l’on classait les gens selon leur couleur de peau ou leur orientation sexuelle. Une majorité de Français est sensible aux questions liées aux discriminations, mais la matrice woke se heurte à notre culture politique majoritairement républicaine, même si des craquements se font sentir.

Cela dit, nos entreprises, spécialement celles du CAC 40, tendent à s’adapter aux standards américains. De grandes boîtes mondialisées comme L’Oréal, BNP-Paribas ou même TF1 ont passé des accords permettant à leurs collaborateurs qui accueillent un enfant né d’une mère porteuse à l’étranger de prendre un congé paternité, alors que la GPA n’est pas autorisée en France. Quant aux fonds d’investissement américains qui répondent à des critères stricts en matière de diversité, d’inclusion et d’équité, ils demandent régulièrement aux entreprises dans lesquelles ils possèdent des parts de quantifier le nombre de responsables en fonction du genre, de la couleur de peau et de l’orientation sexuelle. L’impossibilité dans laquelle se trouvent les dirigeants des sociétés françaises de répondre à ces requêtes constitue une véritable difficulté.

 

Des sociétés prises entre deux feux

Depuis deux ans et la sortie de mon livre Le Capitalisme woke, la polarisation des débats s’est accrue aux États-Unis et de nombreuses sociétés se retrouvent prises entre deux feux. En juin dernier, ExxonMobil a affirmé qu’elle n’afficherait pas le drapeau arc-en-ciel lors de la semaine contre l’homophobie, mais les protestations ont été suffisamment importantes pour que la firme pétrolière revienne sur sa décision. En juin, à l’occasion du mois des Fiertés LGBTQ+, les magasins Target ont mis en vente une gamme aux couleurs arc-en-ciel, mais l’initiative a donné lieu à un boycott lancé par des militants ultraconservateurs, qui a occasionné une perte de 14 millions de dollars pour la chaîne. Idem du côté de Budweiser : à la suite du scandale provoqué par un partenariat avec une influenceuse transgenre, la marque de bière a dû s’efforcer de « reviriliser » son image à travers une publicité mettant en scène une Harley Davidson.

L’été dernier, ce besoin de calmer les choses a conduit Larry Fink, le patron de BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs dans le monde, a déclaré qu’il ne parlerait plus des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), parce que ceux-ci ont été « militarisés » par l’extrême gauche et l’extrême droite. C’est pourtant Larry Fink lui-même qui, en 2018, avait théorisé que les entreprises, en plus de leur mission économique, devaient répondre à « un souci de recherche de sens ». 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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