D’un côté, le débat sur le wokisme ne m’intéresse pas, il ne me paraît pas très pertinent et je le trouve même piégé. Cependant, je suis prise, quasiment empêtrée, dans ces questions depuis quelques années. Principalement parce que j’enseigne et que je travaille comme chercheuse sur des populations minoritaires en France, mais aussi aux États-Unis.

À cause de ce petit mot, « woke », nous sommes obligés de nous justifier en permanence sur notre travail et sur notre action. Ce mot est très pratique, il permet de disqualifier l’antiracisme, la lutte contre l’homophobie, la transphobie et le féminisme. Et par là même, nos recherches sur ces sujets. Nous nous retrouvons forcés de nous défendre alors que nous travaillons sur des processus de domination, c’est hallucinant. Ce renversement de l’accusation est un tour de force réussi de l’extrême droite. C’est aussi le signe d’une panique morale face à une mobilisation croissante de la jeune génération sur les questions de justice, d’égalité et de dignité.

La sensibilité « woke » n’est pas tombée du ciel ou d’Amérique

Attention, il faut toujours se garder de généraliser : ces engagements et ces manières de voir le monde ne sont pas nécessairement partagés par des pans entiers de la jeunesse – je pense aux zones rurales, à certaines cités… Malgré tout, quelque chose a bougé dans une proportion non négligeable de cette jeunesse, notamment chez ceux et celles qui poursuivent des études supérieures.

Cet intérêt pour les sujets postcoloniaux et féministes peut s’expliquer par différents facteurs, par exemple la circulation de l’information, beaucoup plus claire et rapide qu’autrefois. Les mouvements afroféministes ont beaucoup utilisé les réseaux sociaux. Cela a permis à de jeunes activistes, des étudiants, des chercheurs, d’être en lien, à des textes de circuler, à des mobilisations d’être suivies un peu partout dans le monde.

Et de fait, tout ne vient pas des États-Unis, les échanges sont pluriels, ils mêlent des jeunes (ou moins jeunes) d’Afrique, des Antilles, d’Europe et aussi du continent nord-américain. L’idée selon laquelle le wokisme serait purement et simplement une importation en provenance des États-Unis ne rend pas compte de la richesse de ces échanges. Et aussi de nos connaissances propres : nous n’avons pas eu besoin des États-Unis pour connaître et travailler sur notre propre histoire coloniale et réfléchir à ses effets sur le présent. Si l’on considère la pensée et la geste postcoloniales, nombre de figures viennent du monde colonial français – je pense évidemment à Aimé Césaire et à Frantz Fanon, et je pourrais en citer bien d’autres.

Même si Black Lives Matter et d’autres combats politiques américains ont eu un impact en France, je pense que l’attention d’une partie de la jeunesse aux discriminations s’est construite sur un temps relativement long. On pourrait repérer certaines étapes. L’année 2005 concentre une suite d’événements qui ont laissé une trace dans de nombreuses mémoires et qui ont contribué à politiser tout un tas de gens : pêle-mêle, la création des Indigènes de la République, mouvement antiraciste et décolonial ; le vote par la droite d’une loi sur le « rôle positif de la colonisation » ; la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE) ; un colloque organisé à l’EHESS, « Les Noirs en France, anatomie d’un groupe invisible », qui préfigure la création du Cran (Conseil représentatif des associations noires) ; et pour finir, les émeutes dans les banlieues à la suite de la mort à Clichy-sous-Bois de Zyed et de Bouna, deux adolescents poursuivis par la police, suivies par l’instauration de l’état d’urgence, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie.

L’accusation de wokisme agit comme une annulation de toutes ces discriminations, la disqualification de personnes qui seraient dangereuses

La sensibilité « woke », pour reprendre ce terme, n’est pas tombée du ciel ou d’Amérique. Elle s’est construite en France par une sédimentation de réactions face à des expériences sociales et politiques, des discriminations qui continuent de renvoyer de jeunes Français vers un ailleurs auquel ils ne se sentent pas rattachés, ou alors de très loin. Cet engagement s’est développé en réaction à des événements et des discours politiques, mais aussi à des expériences concrètes : la difficulté à trouver un logement ou un emploi quand on est noir ou arabe, le fait de devoir toujours se déplacer avec sa carte d’identité si l’on veut passer les très nombreux contrôles policiers.

L’accusation de wokisme agit comme une annulation de toutes ces discriminations, la disqualification de personnes qui seraient dangereuses. Le mot « woke », tel qu’il est employé par l’extrême droite et tel qu’il est malheureusement repris par d’autres sur l’échiquier politique, est un produit masquant, une tentative d’écrasement du désir d’émancipation des minorités, de ceux qui sont « de et dans » ce pays et aimeraient vivre cette réalité sans exclusive. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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