Pourquoi le mot de « wokisme » pose-t-il problème ?

En France et en Europe, les wokistes ne s’appellent pas de cette façon. C’est la droite réactionnaire qui désigne ainsi les nouvelles formes de protestation. En revanche, le mot est utilisé aux États-Unis. C’est le fameux « réveillez-vous ! » qui fait référence aux trois grands mouvements de retour à la foi, entre le xviiie siècle et les années 1920. Réveillez-vous, arrêtez de subir, affirmez-vous dans votre identité réprimée, black, femme, homo…

Le wokisme se situe-t-il en rupture avec les mouvements d’émancipation du xxe siècle ?

La nouveauté par rapport à la gauche progressiste, c’est qu’il ne réclame pas de changement de régime. Il ne veut pas renverser les dominants, il veut qu’ils se repentent, qu’ils renoncent à être machos. Aux États-Unis, le wokisme est un mouvement profondément éthique, moral – on pourrait presque dire chrétien.

Est-il différent en France ?

En France et en Europe, le mouvement est beaucoup plus juridique. On demande de nouvelles lois pour protéger les identités. Autre différence : la cancel culture (« culture de l’effacement » ou « de l’annulation ») n’y est pas très répandue. On cite toujours l’exemple des accusations de blackface (« grimage en Noir ») contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, mais ce n’est pas un mouvement de fond. Ce qui l’est en revanche, c’est l’affirmation des identités et de leur fluidité. Il y a un wokisme normatif, parfois punitif.

Dans quel contexte ce mouvement est-il né ?

Ma thèse, c’est qu’il intervient dans un moment marqué par quatre phénomènes que je ne cherche pas à hiérarchiser : l’individualisme hédoniste, le néolibéralisme, Internet et la globalisation, qui entraîne la déterritorialisation. Ces phénomènes conjugués ont abouti à une déculturation, une crise de la notion même de culture comme partage d’implicite. La globalisation transforme la culture en un code de communication puisqu’il s’agit d’établir une communication entre des gens qui ne partagent pas la même culture.

En quoi ces phénomènes expliquent-ils la montée des revendications contre les discriminations ?

Le néolibéralisme ignore les catégories sociales, c’est la grande différence avec le capitalisme d’autrefois. Désormais, il n’y a plus de classes, il n’y a que des entrepreneurs, des individus responsables de leur destin. L’individualisation et la déculturation débouchent naturellement sur la revalorisation des identités. Dans un individualisme de marché, l’identité est définie par quelques traits qui, sur les plans sexuel, de genre et racial, peuvent offrir une gamme très étendue. L’important dans ce nouveau monde, c’est l’illusion du libre choix fondé sur le vécu, le subjectif. C’est ce que j’appelle « l’identité réduite aux acquêts ».

C’est-à-dire ?

Cette identité ne provient plus de l’appartenance à une culture, y compris dans toutes ses complexités. Il y a l’identité imposée et l’identité reprise. Je me réveille et je dis : voici mon identité. Il y a dans tout ceci un système normatif, puisqu’il n’y a plus d’implicite, que tout doit être clair, un mot doit avoir un sens et un seul. C’est oui ou c’est non, il n’y a plus d’entre-deux. Tout est codé, donc normé. On constate d’ailleurs une inflation de règlements pour les lieux de vie, de travail, d’éducation. Et même pour élever ses enfants, on passe par des règles autonormatives, un domaine dont Internet est le champion. Comme si l’Homo sapiens, depuis 300 000 ans, n’avait jamais su comment élever les enfants !

Ce mouvement ne comporte-t-il pas une part de progrès ?

Sur certains aspects, oui. Mais c’est aussi un système anxiogène. La parentalité, les relations sexuelles ou les relations au boulot sont normées comme elles ne l’ont jamais été. Je ne dis pas que c’est mal. Le harcèlement a toujours existé mais des règles implicites, comme la politesse, existaient pour le réfréner. Je ne fantasme pas un passé merveilleux, les années 1950 et 1960 étaient profondément inégalitaires et patriarcales. Mais aujourd’hui, comme il n’y a plus de règles fondées sur un implicite culturel, il faut en inventer de nouvelles, et elles sont obligatoirement plus précises et explicites.

Le mouvement woke est-il de gauche ?

Absolument. Aux États-Unis comme en France, il est né à gauche. Mais on peut remarquer que la droite aussi fait du wokisme. Ron DeSantis, par exemple, fait de la cancel culture avec ses demandes d’interdictions à tout-va. Idem en France : la droite réactionnaire et autoritaire fantasme une identité pauvre au Puy-du-Fou – baguette et chouannerie – et voit des ennemis partout, hier les francs-maçons, aujourd’hui les Frères musulmans.

Qu’en est-il du désir d’égalité du mouvement woke ?

C’est un progressisme puisqu’il formule une critique de la tradition, alors que la droite est dans la nostalgie de la tradition. Le problème, c’est qu’il n’est pas utopiste. Il ne projette pas une société meilleure. Son idée profonde, très proche en l’occurrence de la droite, c’est que tout dépend de l’éducation. Pour éliminer le machisme, il faut éduquer les garçons à ne plus être machistes. Tout repose sur une pédagogie autoritaire en rupture avec l’idéologie soixante-huitarde qui considérait le désir comme le fondement d’une utopie – on a vu ce que cela a produit en matière d’exploitation sexuelle et de pédophilie, c’est effrayant. Mais, aujourd’hui, l’utopie est remplacée par la peur du futur. L’écologie est apocalyptique, on ne se bat pas pour un futur meilleur, mais pour empêcher qu’un futur inéluctable arrive.

Le refus des discriminations peut-il accoucher de relations plus civilisées ?

Je ne sais pas. Est-ce que la pédagogie autoritaire peut fonctionner ? C’est la thèse de Norbert Elias sur le processus de civilisation. En très gros : au Moyen Âge, on crachait par terre puis, petit à petit, on a appris à être propre. Mais on oublie que cela a été un processus social, avec une aristocratie qui a défini des bonnes manières que le peuple a tenté pour partie, de reprendre. Peut-être que les jeunes générations sont dans un processus de transition ; sur ce point, je suis agnostique. Mais je constate que tout le monde fait du pédagogisme autoritaire, y compris à droite, au lycée Stanislas par exemple, et c’est parfois complètement ridicule. Sous l’égide du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), on donne des cours sur la laïcité comme on faisait du catéchisme autrefois. On est dans un système normatif où tout doit faire sens. Pour l’ouverture des Jeux olympiques, il faut qu’il y ait un message, les paroles de La Marseillaise ne suffisent plus. Il faut que le choix de la personne, Aya Nakamura en l’occurrence, revête d’emblée une signification, avant même qu’elle ait commencé à chanter.

La question woke est-elle une affaire de génération ?

En partie, oui. Mais on manque d’études sur les jeunes et les étudiants qui aient une dimension politico-culturelle. J’ai été frappé il y a quelques mois par le fait que l’institution pour laquelle j’enseigne a décidé de ne plus fêter Noël mais la fin d’année. Vous imaginez le scandale en Italie, on en a parlé jusqu’au Parlement ! L’initiative n’est pas venue d’étudiants woke mais de jeunes enseignants américains. On devrait étudier d’un peu plus près la pénétration des idées woke dans la jeunesse ; on serait peut-être surpris. À l’université, la génération des 30-35 ans, pour laquelle la parité est devenue une réalité, est assez woke. Mais, quand on regarde les étudiants, ils affrontent des problèmes élémentaires tels que la difficulté à se nourrir. Je ne sais pas s’ils ont le loisir d’être woke.

Aux États-Unis, nombre d’entreprises sont devenues woke. Pourquoi ?

L’individualisme compétitif est un ressort commun au néolibéralisme et au wokisme. Avec l’intersectionnalité, on a toujours quelqu’un de plus dominé que soi. Les hommes noirs, les femmes noires, les femmes noires homosexuelles, etc. D’une certaine manière, le wokisme casse les solidarités, ce qui arrange des entreprises qui mettent les individus en concurrence pour mieux ignorer les identités collectives. On améliore la vie des handicapés, on embauche des autistes qui travaillent mieux que les autres parce qu’ils savent ce qu’est un code. Je ne dis pas que leur sort ne s’en trouve pas amélioré, mais les collectifs en sortent affaiblis. Nous sommes entrés dans l’ère des solidarités d’inégalités. Ma génération se posait la question de savoir d’où nous parlions, mais la réponse était sociale. Aujourd’hui, on parle en tant qu’individu. Souvent, les doctorants travaillent sur des sujets qui leur sont les plus proches. Une étudiante québécoise originaire d’Afrique de l’Ouest va se pencher sur la situation des femmes de ménage québécoises originaires d’Afrique de l’Ouest. À la fin, l’une devient professeure à l’université, les autres restent femmes de ménage. Dans l’échelle des inégalités, il y a toujours une petite différence qui peut devenir une grosse différence. La difficulté pour le wokisme, c’est de retrouver le sens des solidarités. Les étudiants américains, dans les années 1960, descendaient dans le Sud pour aider les Noirs. Aujourd’hui, ils font le siège de la présidence de l’université pour obtenir le départ d’un prof ou l’instauration de safe spaces. Le développement de ces espaces protégés pour les minorités est la conséquence de la globalisation. Le phénomène touche les dominés comme les dominants : on veut vivre entre soi.

Vous n’avez aucun motif d’espoir ?

Disons, pas beaucoup, d’autant que la guerre revient dans des formes très anciennes, celles du xixe siècle, c’est un phénomène difficile à penser. Pour moi, la clé, c’est la reconstitution de liens sociaux. On assiste à des tentatives, je pense aux Gilets jaunes ou à certaines communautés catholiques italiennes. Des gens à la base tentent de retisser des liens sociaux, dans une perspective non communautariste. Il y a un côté utopiste, mais ces expériences sont souvent vouées à l’échec parce qu’elles ne sont pas connectées à une perspective générale. On est dans un moment de crise globale, y compris des nationalismes. Des petits pays comme la Hongrie ou le Danemark se constituent en safe space : c’est plus que nationaliste, c’est tribal et ça ne marche pas. Ils sont les premiers à avoir besoin des immigrés. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER & ÉRIC FOTTORINO

 

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