Il a suffi de deux petits mots pour renvoyer ma génération dans ses cordes. Le fameux OK boomer lancé il y a quelques années par une parlementaire néo-zélandaise de vingt-cinq ans à un député plus âgé. OK boomers ? Ou plutôt KO boomers ? En clair : face aux injustices profondes que vous avez contribué à créer et à creuser, vous feriez mieux de vous taire. Retournez donc roupiller sur votre patrimoine immobilier. C’est nous qui réveillons le monde, nous qui sommes les « éveillés ». « Nous », les natifs des années 1980 à 2000 ; « vous », les baby-boomers coupables de tout et surtout d’avoir profité des Trente Glorieuses, quand les générations Y et Z n’ont connu que la crise.

On nous conseille d’aller nous faire déconstruire

Avec une certaine naïveté, je l’avoue, j’ai longtemps pensé que les conflits avec nos parents ne se reproduiraient pas avec nos enfants. Que porter les mêmes jeans, les mêmes baskets, écouter la même musique, nous donnerait les clés pour les comprendre. Grave erreur. Pendant que nous regardions ailleurs – « vos nombrils », disent-ils –, le monde changeait. Et les repas de famille aussi. Obstinément attachés à deux ou trois bricoles comme l’universalisme, la laïcité, la démocratie, la liberté d’expression, nous avons mis du temps à intégrer qu’une révolution nouvelle se chargeait de les balayer. Et que son discours victimaire et clivant qui se répandait dans les universités, les lycées, la sphère culturelle, les médias, les entreprises, les réseaux sociaux séduisait une partie de la jeunesse. Dont celle que nous connaissons. Mais que nous ne reconnaissons plus.

Ont surgi dans nos discussions des expressions comme : appropriation culturelle, intersectionnalité, écriture inclusive, fluidité de genre. Et aussi ce mot « woke », que la plupart d’entre eux réfutent en ricanant comme si c’était juste un fantasme de « darons ». Sans doute pavé au départ de bonnes intentions, ce mouvement importé des campus américains ne supporte aucune contradiction – surtout venant de nous. Nous interrogeons-nous sur Assa Traoré ?  Nous sommes des racistes systémiques. Nous prononçons-nous contre le port du voile ? Nous voilà islamophobes. Défendons-nous J.K. Rowling attaquée avec violence par les trans sur les réseaux ? Catalogués comme transphobes. Au nom de leur communautarisme roi, notre universalisme est devenu l’ennemi à abattre. Quoi que nous fassions, disions, pensions, nous sommes relégués dans le camp du mal, celui des Blancs, privilégiés, dominants, postcoloniaux, tandis qu’eux s’arrogent le camp du bien, celui des décoloniaux, des racisés, et des victimes. Au cas où l’on tenterait timidement d’avancer que l’on ne peut plus rien dire, ils nous conseillent poliment mais fermement d’aller nous faire déconstruire.

En dépit d’excès divers, je me suis rarement alarmée

J’avoue que certains de leurs combats, sur des sujets autrefois négligés ou en panne, nous ont fait heureusement réfléchir. Grâce à Greta Thunberg, la Fifi Brindacier de la lutte contre le réchauffement, l’urgence environnementale a pénétré nos consciences. Et lorsque #MeToo a éclaté aux États-Unis, les féministes à l’ancienne, dont je suis, n’ont pu qu’y souscrire. Ce hashtag salutaire pour le féminisme comporte pourtant ses revers, comme le mépris de la présomption d’innocence pour « canceller » les agresseurs, via les médias et les réseaux. En dépit d’excès divers, je me suis rarement alarmée. N’avons-nous pas, nous aussi, commis des erreurs de jeunesse, soutenu des positions qui nous semblent aberrantes aujourd’hui ? N’y a-t-il pas cinquante nuances de wokisme dont beaucoup paraissent plus absurdes que dangereuses ? Et le plus important, à défaut de réussir à convaincre, n’est-il pas de garder le fil ténu du dialogue ? Quand on réussit à dialoguer…

Le 7 octobre 2023 a sifflé la fin de la récré. Et celle de mes illusions. Sidérée, pétrifiée, j’ai vu, entendu – et ce n’est pas terminé – des slogans, des actes, des comportements, des obsessions que jamais je n’aurais crues possibles, surtout de la part de jeunes éduqués. Leur soutien légitime à la population de Gaza a ouvert la voie à toutes les dérives, et même si certaines sont minoritaires, elles se diffusent sûrement. Silence d’associations féministes face aux viols, aux tortures, aux meurtres, aux prises d’otage en Israël par les terroristes du Hamas. Excuse de cette barbarie programmée car commise par des « racisés », des « résistants », mais jamais par des islamistes – ça aussi, c’est un mot de daron. Détournement de mots, « nazisme », « génocide », dans le plus pur style orwellien. Déferlante sur les campus, les réseaux, d’une haine antisémite qui est même devenue fashion sur TikTok. Ce n’est plus seulement un conflit entre générations ni même un clivage politique, c’est un naufrage de la pensée et des valeurs qui tiennent l’humanité debout, le triomphe de l’aveuglement qui tue. Ce monde manichéen, liberticide, que certains de nos enfants sont en train de créer, ont-ils seulement pensé qu’ils vont devoir y vivre ? Se doutent-ils du boulevard offert à l’extrême droite qui se pose plus que jamais en « défenseur des libertés » ? Ce n’est ni Donald Trump ni Marine Le Pen qui diront le contraire. 

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