Haro sur le wokisme ! Les incidents qui ont embrasé Sciences Po Paris la semaine dernière, lors d’une mobilisation d’étudiants propalestiniens accusés d’antisémitisme, ont fait une fois de plus de la célèbre institution de formation des élites françaises l’objet d’un procès sur sa dérive « wokiste » supposée. Le président LR du Sénat, Gérard Larcher s’est indigné : « Sciences Po ne peut pas devenir un bunker islamo-gauchiste. » Le Premier ministre, Gabriel Attal, a fait une apparition remarquée au conseil d’administration de l’école de la rue Saint-Guillaume, usant d’une formule reprise du Grand Timonier Mao Zedong : « Le poisson pourrit toujours par la tête. » Et le président de la République a exprimé sa colère en conseil des ministres.

La controverse entourant Sciences Po manifeste l’importance nouvelle d’un concept dont l’imprécision théorique est inversement proportionnelle à l’enjeu croissant qu’il représente dans le champ politique. L’accusation de wokisme fait l’objet d’usages politiques variés, qui recoupent des divisions plus profondes entre familles politiques, voire en leur sein. Elle manifeste tout d’abord un premier clivage entre la gauche et la droite. Si la gauche est fracturée sur cette question, elle rencontre un front du refus de la part de la droite et de l’extrême droite qui tentent de faire de l’anti-wokisme un cheval de bataille.

Une pensée réactionnaire prétend « déconstruire la déconstruction » au nom du « redressement moral »

Questionnement sur les identités de genre, antiracisme, antispécisme ou féminisme sont devenus autant de chiffons rouges pour les conservateurs de tous bords qui revendiquent leur attachement aux valeurs traditionnelles de la France. À l’intérieur de ce camp, malgré une unité de façade, les motivations divergent. L’extrême droite, du RN à Reconquête, a lancé une « offensive anti-woke » contre un « nouveau puritanisme inquisitorial », dixit Marine Le Pen. Le RN a même lancé, en avril 2023, une « association d’élus contre le wokisme », composée essentiellement de membres du parti, mais aussi d’adhérents de Reconquête et de Debout la France, le parti de Nicolas Dupont-Aignan. Rien de surprenant dans cette offensive de l’extrême droite dont les électeurs sont les plus réfractaires au libéralisme culturel. Elle trouve sa source dans une pensée réactionnaire, qui prétend « déconstruire la déconstruction » au nom du « redressement moral ». Plus neuve peut-être, la dénonciation du danger représenté par les évolutions sociétales promues par la wokisme fait de plus en plus office de ciment pour l’union des droites que certains rêvent de voir advenir. Pour les soutiens des LR, elle vient rencontrer une pensée anti-68 propagée dès 2007 par Nicolas Sarkozy, qui accusait les héritiers des révoltes de Mai de relativisme intellectuel et moral et d’inversion de la hiérarchie des valeurs. Cette critique rencontre une pensée naturaliste (sur le genre), un conservatisme chrétien (notamment sur la conception des rapports entre les hommes et les femmes), une difficulté à accepter l’affirmation culturelle des minorités (ethniques ou sexuelles) et une incapacité à appréhender la question des conséquences de la crise climatique sur le nécessaire changement social. L’empire médiatique construit par Vincent Bolloré a fait de l’anti-wokisme l’un des vecteurs de sa ligne éditoriale.

Les débats autour du wokisme enflamment également la gauche et nourrissent ses divisions au feu de « l’intersectionnalité ». Si toute la gauche soutient officiellement les combats féministes, la lutte contre le racisme et une social-écologie de bon aloi, un fossé divise deux camps : d’un côté, les Insoumis et une partie du PS et des Verts considèrent les nouvelles radicalités sur le genre, le climat ou la lutte antiraciste comme des avant-gardes de la « révolution citoyenne ». Pour eux, les concepts de « racisme d’État », d’« androcène » ou de « culture du viol » sont des évidences qui participent centralement de leur engagement politique. De l’autre, une gauche sociale-démocrate – qualifiée de « réac » par ses opposants – revendique son attachement à une culture universaliste laïque puisant dans la culture républicaine et s’inquiète des excès supposés de ces mouvements. Ces divisions ont constitué une hache de guerre qui explique l’opposition d’une partie de la gauche à la création de la Nupes sous leadership LFI.

Le gouvernement et la majorité, un temps tentés par une bienveillance attentive à ces débats sociétaux, manifestent désormais une hostilité croissante, accompagnant le virage à droite du macronisme. S’il rechigne à utiliser le terme de wokisme, le chef de l’État assume sa défense de Gérard Depardieu mis en cause pour des viols et diverses agressions sexuelles, revendique une « laïcité de combat », a soutenu la dissolution de l’association écologiste Les Soulèvements de la Terre et refuse l’« assignation identitaire » à laquelle conduiraient les mouvements antiracistes. Les prises de position sur la polémique à Sciences Po sont un signe supplémentaire de cette évolution.

Le faible retentissement du « wokisme » dans l’opinion limite néanmoins sa transformation en enjeu politique central. Si les Français ont généralement entendu parler des débats que recoupe la supposée « pensée woke », ils sont une infime minorité à comprendre ce que ce concept recouvre, et à lier les questions qu’il pose entre elles. En outre, le fait que personne en France, pas même LFI, ne se revendique « woke » – contrairement à ce qu’il se passe aux États-Unis – rend le combat inopérant, faute de combattants. Si le « wokisme » comme controverse médiatique a de beaux jours devant lui, il en faudra plus pour en faire un enjeu électoral marquant. 

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