J'ai fait tuer
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L’euthanasie, ma compagne et moi nous en avions souvent parlé. Et puis un jour, il ne nous a plus fallu en parler, mais passer à l’acte. J’avais rencontré Marie-Claude dans une librairie d’Argentan quand j’avais dix-neuf ans. Nous avons vécu ensemble trente-sept années jusqu’à ce mois funeste d’août 2013. Trente-sept années dont treize de cancer.
Nous avons tout partagé – les rendez-vous, les résultats, les prises de sang, les analyses, les radios, les contrôles, les opérations, les rechutes, les espoirs, les doutes, les chimiothérapies, les pharmacies, les salles d’attente, les chirurgies.
Nous avons partagé aussi le reste : le regard des autres, les publicités des assurances obsèques qui arrivent dans la boîte aux lettres peu de temps après le diagnostic, les cheveux qui tombent par poignées, le choix d’une perruque, la tonte des cheveux, le jour où on enlève le postiche, le corps qui maigrit, faiblit, les hospitalisations d’urgence, les ponctions d’ascite, la mort des compagnons de chimio, le silence des soignants, le regard compassionnel de ceux qui savent, les troubles visibles dans l’œil du médecin.
Et puis un jour, le médecin m’a demandé de venir dans son bureau pour me dire qu’il ne restait plus que trois semaines de vie à Marie-Claude. Passons les détails. On veut juste alors que ce que l’on sait, soi, l’autre ne le sache surtout pas. Nul besoin de dire à l’autre que le mois prochain il sera sous terre. Ou que, cette année, nous ne pourrons fêter l’anniversaire de notre filleul comme nous le faisons rituellement. Ou qu’à Noël elle ne serait plus là pour choisir les cadeaux des filles de notre filleul. Que fait-on alors ?
On se met en quête d’une confirmation, d’une validation. Le médecin peut se tromper. On se raccroche à l’idée que l’erreur est humaine. On se dit que certains se sont gravement trompés. Pourquoi pas pour nous ? Et le déni s’empare de nous sans qu’on s’en aperçoive, même quand, c’est mon cas, on a assez réfléchi sur la dénégation pour lui avoir consacré un livre[Le réel n’a pas eu lieu, Autrement, 2014]…
Il faut vivre avec cette vérité dont on se demande pourquoi elle a été délivrée. J’ai fait savoir au médecin que Marie-Claude était pour l’euthanasie. On m’a rétorqué : « Vous n’y pensez pas, c’est interdit. » Mais c’est autorisé d’annoncer la date de décès de la personne avec laquelle on voulait vieillir et mourir ? Au nom de quelle étrange vertu ? La vérité ? Ou de quel étrange vice ? Affirmer son pouvoir de tuer l’âme de celui qui va rester ?
Certes l’euthanasie est interdite. Sauf pour ceux qui ont de l’argent et peuvent aller en Suisse ou ont des amis médecins qui les aideront. Nous avions, hélas, depuis le temps, des amis médecins. L’un d’entre eux a fait le nécessaire. Je le dis aujourd’hui car il est mort quelque temps après, lui aussi.
La question n’est plus pour ou contre l’euthanasie, puisqu’elle est régulièrement pratiquée en catimini, dans le silence et le secret, en douce, par compassion des médecins et par amour pour ceux qui veulent qu’à la mort qui suffit bien, on n’ait pas besoin d’ajouter le spectacle de sa mort à celui qui va mourir. L’agonie n’est bonne à rien.
Ne pas légiférer n’est pas empêcher l’euthanasie, mais la reléguer aux pratiques clandestines qui sont les plus à même de laisser les mains libres aux soignants pathologiques qui tuent en croyant aider, alors qu’on ne leur a rien demandé. L’euthanasie n’est pas donner la mort, mais empêcher que la mort de l’être aimé devienne un spectacle dégradant qu’on lui inflige. C’est éviter une cruauté – ce qui est toujours amour.
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