Comment se pose en 2015 la question de la fin de vie ?

Nous sommes dans un contexte de société laïcisée qui a déspiritualisé la question de la mort et qui la médicalise. On considère que retrouver de l’autonomie et la dignité, c’est assumer soi-même ses choix. Mais il y a une différence entre demander aux médecins une assistance médicalisée et assumer sa propre mort de manière maîtrisée d’un point de vue philosophique et moral sans en faire une affaire publique. Légiférer sur des questions individuelles ne va pas de soi. 

Quel est le contexte juridique ?

Cela fait longtemps qu’une loi sur l’euthanasie aurait dû être votée. Mais l’affaire Vincent Lambert a enrayé le processus. Le conseil d’État a dû évaluer si la loi Leonetti était pertinente au regard de son cas. Résultat, nous n’avons pas légiféré jusqu’au bout et les textes sont ambigus pour les professionnels, les familles et les malades. Beaucoup de personnes pensaient que dès les années 1990 on aurait une loi sur l’euthanasie. Il existait alors un lobby idéologique de meilleure qualité que celui de l’ADMD aujourd’hui [Association pour le droit de mourir dans la dignité]. 

Le débat aujourd’hui est-il de mauvaise qualité ? 

Il existe selon moi une imposture dans les réflexions développées par l’ADMD. André Comte-Sponville ou Michel Onfray, qui font partie du comité d’honneur, militent en faveur de l’euthanasie. Ils assimilent cette pratique à la liberté. Or, ils sont extrêmement saccageurs par rapport aux soins palliatifs qu’ils considèrent comme du masochisme et un résidu judéo-­chrétien. Ils ont su structurer leur discours et assimiler le débat à une querelle des Modernes contre les Anciens. Sur la notion de liberté, une question essentielle se pose : est-ce que cette loi rendra les gens plus autonomes ? Est-ce qu’ils auront plus de droits ou, au contraire, seront-ils plus vulnérables par rapport à des décisions qui se prendront parfois avec des prérequis non éthiques ? On cherche à normativiser une situation inédite. Autrefois, on ne vivait pas si longtemps. Et pas si longtemps malade. Il manque une réflexion anthro­pologique pour accompagner cette mutation bio­médicale. Cette carence favorise les postures ­idéologiques.

A-t-on besoin d’une loi sur l’euthanasie ?

Je n’ai jamais été en faveur d’une loi sur l’euthanasie. Si les soins palliatifs sont réalisés intelligemment, la question de l’euthanasie ne se pose pas. Sur le terrain, il existe déjà des pratiques d’euthanasie qui ne me choquent pas d’un point de vue éthique. Dans le cas d’une relation de soins, de confiance, où le médecin dit à son malade : « Je serai là jusqu’au bout et je n’en ferai pas trop », ce n’est pas le mot euthanasie qui prime, c’est le « juste soin ». 

Un cancérologue n’a pas besoin de directives anticipées pour savoir qu’à un moment donné, effectuer une chimio­thérapie supplémentaire sur un patient n’a pas de sens. L’obstination déraisonnable est une transgression faite aux valeurs du soin. Dans un contexte de principe de précaution où il faut éviter le pire, on appuie de moins en moins sur l’accélérateur. Je pense au cas de Vincent Lambert qui est plongé dans un état quasi végétatif. Les soignants le disent : « On aura de moins en moins de Vincent Lambert. » L’affaire Vincent Lambert, c’est d’abord une affaire de famille. Avec ses déchirements devant les tribunaux. S’il n’y avait pas eu tant ­d’erreurs dans le protocole de décision, on ne se serait pas retrouvé dans cette ornière. 

Quel regard portez-vous sur la sédation profonde et continue (SPC) ?

La majorité des Français sont favorables à un « non-acharnement ». Pourquoi ? Pour beaucoup, la SPC évoque le sommeil. Il s’agit d’une représentation enchanteresse de la mort. On nous vend la SPC comme une mort endormie : c’est une tromperie grave. On assimile l’état de sédation profonde et continue à une mort encéphalique. La réalité est plus floue. Comme le disait Régis Aubry, président de l’Observatoire national de la fin de vie, personne n’a jamais évalué ce que ressentait vraiment la personne. On dit : « elle dort. » Mais il s’agit d’un sommeil bien particulier. Les grands experts qui ont analysé le cas de Vincent Lambert n’ont pas pu affirmer qu’il ne ressentait rien. Comment les proches vont-ils vivre ce temps auprès d’un cadavre chaud ? De plus, la SPC va à l’encontre de la philosophie des soins palliatifs.

Pouvez-vous détailler cette philosophie ?

Il s’agit de permettre à la personne de vivre le plus dignement possible jusqu’au bout de son existence en vivant le moment présent sans avoir à tout anticiper. Humaniser les derniers instants. Le ­développement d’un protocole d’accompagnement permet à la personne malade de faire le deuil de sa vie. L’unité de soins palliatifs est un lieu de vie, d’hospitalité ultime. Ce n’est pas un lieu de mort. Ce qui me frappe dans toute la culture de l’ADMD, c’est la terminologie : liberté, autodétermination, délivrance… Mais finalement, on édicte des normes qui entravent nos capacités de liberté. La directive anticipée nous rend prisonnier et contraint. Cela vous prive d’une aventure humaine qui se vit dans le présent. 

Que vont devenir les soins palliatifs dans le contexte de la sédation profonde et continue (SPC) ?

Les unités mobiles de soins palliatifs ont de plus en plus de mal à intervenir dans les services car elles sont perçues comme les escadrons de la mort. Certains n’osent plus s’appeler « soins palliatifs » et préfèrent se désigner comme des « ­unités douleur ». Le temps de la mort est incompatible avec la représentation de la vie, de la jouissance, du corps parfait. Ce temps-là, c’est le temps de l’attente. Notre société est-elle suffisamment mûre pour aborder ces questions ? Une fois la loi votée, comment dire aux proches des malades que ce qui se vit dans une institution a encore du sens ? Comment pourra-t-on accueillir de façon vraiment humaine une personne lorsque la loi et ses dispositions laisseront penser que le protocole de fin de vie est prioritaire sur le protocole consistant à l’accompagner jusqu’au terme de sa vie ? En quoi bénéficier d’une sédation profonde et continue et d’une directive anticipée contraignante opposable peuvent constituer un nouveau droit pour moi ? À un moment, on a parlé d’une « mal-mort » en France. On mourait soi-disant mal, particulièrement dans les établissements spécialisés pour personnes âgées, et dans certains services hospitaliers taxés d’abandonnisme. Mais la société a plus de responsabilités du côté du bien-vivre que du bien-­mourir ! Le bien-mourir est conditionné par le bien-vivre. Et dans fin de vie, ce qui ­m’intéresse, c’est le mot vie.

N’est-ce pas là une apologie du courage et du dépassement de soi ?

Je ne dis pas qu’il faille mourir dans l’héroïsme. Je ne dis pas non plus que la souffrance a du sens. Le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) parlait de « souffrance inutile ». Mais pour autant, elle signifie quelque chose de notre humanité. Penser l’humain aujourd’hui, c’est aussi le penser dans des situations d’hostilité, de lutte. Après les attentats de janvier contre Charlie Hebdo, la société n’a cessé de s’exprimer sur l’urgence à refonder les valeurs de démocratie. J’avais cru comprendre que plus une personne était vulnérable, plus la société avait d’obligations à son égard. Elle aurait pu témoigner d’autres obligations et sollicitudes à une personne en fin de vie que de lui proposer une sédation profonde et continue. Sans pour autant être dans le déni et ne pas être en capacité de répondre au cas par cas à des situations spécifiques. Sur le plan philosophique et démocratique, la SPC comme ultime hommage de la Cité est contestable. Se priver d’accompagner le mourant jusqu’au bout, c’est une perte. Une mutilation sociale.  

 

Propos recueillis par ELSA DELAUNAY et ÉRIC FOTTORINO

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