« Ma mère, elle était increvable. À 90 ans, elle faisait une heure de sport par jour. En rigolant, je lui disais : “Toi, il faudra t’abattre !” Mais je ne pensais pas à sa mort. Puis elle a commencé à devenir aveugle. Un point noir lui obstruait la vue, elle ne distinguait plus que les pourtours. Que sa vie se limite un jour à sa chambre, au trajet entre son lit et son fauteuil lui était insupportable…

 

C’est elle qui m’a parlé d’euthanasie. Je connaissais mal la loi alors : on était en 2006, quatre ans après sa promulgation, mais ça restait tabou en Belgique. Je croyais que c’était seulement pour les souffrances physiques incurables, pas psychiques. Je pensais risquer la prison, mais c’était mon devoir de loyauté envers une mère exceptionnelle. 

 

Ça a été l’épreuve la plus difficile de ma vie. D’une, j’allais perdre ma mère, de deux, le fait d’organiser sa mort m’a donné une conscience du temps qui passe : les mois deviennent des jours, les jours des heures, les heures des minutes… Dès qu’elle a fait sa demande, elle a emménagé avec moi. Je la voulais tout entière. Mais ma mère ne supportait pas d’attendre le délai requis après sa demande d’euthanasie. Il y avait une relation terrible dans ce temps qui ne passait pas, mais qui passait déjà trop vite. Je ne dormais plus, j’étais à la limite de la folie alors que j’ai été élevée dans l’idée que ma mère choisirait sa mort. J’ai cassé toutes mes molaires à force de serrer mes mâchoires la nuit. Et en même temps, chaque instant offert, valorisé, adoré, était précieux. 

 

Huit jours avant son euthanasie, on a organisé un grand banquet de famille. On a commandé les meilleures bouteilles de vin, je me suis démenée pour cuisiner du râble de lièvre, son plat préféré. Je voulais que ce soit gai. À la fin du repas, j’ai prévenu nos cousins de la décision de ma mère. “C’est la dernière fois que vous la voyez.” Ils connaissaient Maman, ils ont compris. La veille de mourir, elle a appelé tout son carnet d’adresses disant parfois : “À dans une semaine !” C’était surréaliste. Et puis, le jour est venu.

 

Les médecins sont arrivés en avance. Ma mère a sauté de son siège : “Bon allez, dépêchons-nous !” Je lui ai dit au revoir, et je suis sortie. L’injection prend une seconde. Mon frère, lui, a préféré partir à la mer pour la journée. Ma sœur n’a jamais voulu connaître la date de l’euthanasie. Elle pensait que notre mère était immortelle et a occulté l’acte… Plus tard, tout en continuant à m’aimer, elle m’en a voulu. Pour elle, j’avais donné la mort à sa mère. 

 

Moi, après ça, je n’ai plus réussi à contenir mes urines pendant un certain temps et je n’ai jamais retrouvé un rythme de sommeil normal. Nerveusement, c’est terrible, je n’arrive plus à gérer mon stress. Mais c’est la douleur du deuil. Pour l’euthanasie, je n’ai jamais douté, jamais regretté : c’était sa vie, c’était sa mort. J’ai eu de la “chance” qu’elle soit si sûre d’elle pour m’en remettre à son choix.

Aujourd’hui, j’aide des familles dans la même situation. Car il faut savoir que la seule personne qui est bien ce jour-là, c’est le patient qui va s’endormir. Si je devais le refaire aujourd’hui, je serais plus sereine grâce à ma connaissance de la loi. Car je le referais, c’est sûr. Malgré le bouleversement que l’euthanasie a provoqué dans ma famille. Avec ma sœur, on se voyait sans se voir. Mais on s’est retrouvées depuis peu. Elle m’a téléphoné, j’ai tout arrêté et j’ai filé la voir. Cela faisait plusieurs années que j’attendais son appel. »

 

Propos recueillis par CLARA WRIGHT

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