Raymond Queneau - Je crains pas ça tellment
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Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu’on baptisa Raymond d’un père dit Queneau
Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
les quais les cabinets la poussière et l’ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies
Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d’une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord
Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le pl
ombaussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu’un mendiant bêlant au coin d’un pont
Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l’angoisse et la guigne et l’excès de l’absence
Je crains l’abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l’espace et les torts de l’esprit
Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j’aurai d’un œil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent
Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pansa
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas
Aujourd’hui bien lassé par l’heure qui s’enroule
tournant comme un bourrin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne — une boule —
de susurrer plaintif la chanson du néant
Extrait du recueil L’Instant fatal © Éditions Gallimard, 1948
Il faut transformer la langue écrite, proclame Raymond Queneau dans Bâtons, chiffres et lettres. Et travailler à un troisième français qui rende compte sur la page de la langue parlée. Car l’oralité prime toujours et elle suppose une révolution du vocabulaire, de la syntaxe et de l’orthographe. La prophétie de Queneau ne se réalisera pas. Mais comme « Doukipudonktan ? », le célèbre incipit de Zazie dans le métro, Je crains pas ça tellment témoigne de ses recherches. Les mots inventés avec suffixe en -aille, l’argot, la répétition des mêmes structures verbales, l’élision du e muet et de la négation, les rapprochements inattendus donnent une atmo-sphère ludique à cette réflexion métaphysique, en alexandrins siouplait. Les vers sont publiés dans la revue Confluences en 1946, avec quatre autres poèmes, sous le titre général Le Faut-mourir. Celui-ci, signale la professeur Claude Debon, est emprunté à un ouvrage du xviie siècle, du chanoine Jacques Jacques. Dans des dialogues burlesques avec la mort, l’auteur y enseignait la vanité de l’ici-bas s’il n’est pas préparation à l’au-delà. On connaît la culture encyclopédique de Queneau, et son intérêt pour les écrits spirituels. Prenons donc au sérieux sa subversion du message chrétien. Oui, la quête des richesses terrestres est un leurre. Mais pas à cause d’un éventuel après. C’est dans la vie tranquille, au confort du corps, que réside notre paradis. Et dans toutes les souffrances, notre enfer. Comment refuser au poète, quand la fatigue le prend et qu’il s’en rit, de lorgner le vide ?
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