Courbés sous un poids,
parfois visible, parfois non,
ils peinent dans la boue
ou dans le sable du désert,
penchés, affamés,

des hommes silencieux aux cafetans épais,
vêtus pour toutes les saisons,
des vieilles femmes, le visage froissé,
qui portent quelque chose, c’est un bébé, une lampe
– souvenir – ou la dernière miche de pain.

Cela peut être la Bosnie, aujourd’hui,
la Pologne en septembre 39, la France –
huit mois plus tard, Thuringe en 45,
Somalie ou Afghanistan, Égypte.

Il y a toujours une charrette, un landau au moins,
remplis de trésors (un édredon, une timbale en argent
et l’odeur de la maison qui s’évanouit rapidement),
une voiture sans essence abandonnée dans le fossé,
un cheval (il sera trahi), la neige, beaucoup de neige,
trop de neige, trop de soleil, trop de pluie,

et cette oblique, toujours, le corps penché
comme vers une planète autre, meilleure,
avec moins de canons, moins de neige, de vent,
moins d’Histoire (hélas, cette planète
n’existe pas, il n’y a que l’oblique).

Jambes lourdes,
le pas très lent, très lent,
ils vont dans le pays nulle part,
dans la ville personne
sur la rivière jamais.

Extrait de Mystique pour débutants et autres poèmes, traduit du polonais par Maya Wodeckaet ­Catherine Mauget, Fayard, 1999.

 

Celui qui part ne retrouve jamais son pays natal. Les villes et les campagnes se transforment. La patrie n’existe plus qu’en l’esprit. Né à Lwów en 1945, habitant aujourd’hui Cracovie, Adam Zagajewski grandit dans une Pologne en ruines. S’il publie des poèmes sous le régime communiste, il trouve sa voix en exil : à Berlin, à Paris à partir de 1982, puis à Houston. Finie l’effervescence contestataire de sa jeunesse. Les émotions collectives font place au lyrisme d’un individu à l’écoute de ses semblables. Son œuvre évoque des scènes glanées, les ombres de l’Histoire, les maîtres de la peinture et de la musique passés. Mais elle a pour véritable objet la condition spirituelle des hommes. Ainsi, « Les réfugiés » est au présent. Quel tableau ! Les alternatives de la première strophe, les drames cités à la troisième l’irriguent du sang du monde réel. De même, les objets concrets que la quatrième strophe énumère côtoient une odeur, celle d’une maison qui disparaît. La poésie sait faire d’une image – des hommes penchés – l’expression même de la souffrance, de l’espoir défait. Pour mieux impressionner le lecteur. Le Sublime, disait Boileau commentant Longin, est cet Extraordinaire qui nous enlève, nous ravit, nous transporte. 

 

 

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