Confrontée à des dizaines de millions de personnes déplacées, notre époque a su mettre en place un régime de protection internationale pour les demandeurs d’asile. Spécialiste des flux migratoires, Hélène Thiollet distingue trois grandes phases dans une fresque historique qui s’est déployée tout au long du xxe siècle.

Les prémices

La première période commence dans les années 1920-1930. L’entre-deux-guerres constitue vraiment la préhistoire de la protection des réfugiés que l’on connaît aujourd’hui. Une personnalité atypique, Fridtjof Nansen (1861-1930), explorateur norvégien, devient commissaire aux réfugiés de la Société des nations (SDN), l’ancêtre des Nations unies. Le combat de la fin de sa vie va consister à militer pour un droit d’asile universel, indépendamment des arbitrages politiques qui président à l’époque à l’octroi du statut de réfugié. Il agit sous l’effet d’un triple choc : le génocide des Arméniens perpétré par l’État turc entre 1915 et 1916 et leur exil ; l’exode des Russes blancs après la révolution de 1917 et le traumatisme des populations grecques et turques déplacées en 1920-1921, au moment où leurs pays « échangent » leurs citoyens musulmans et orthodoxes.

Que se passe-t-il à l’époque ? Les nations gèrent « au cas par cas » la situation des réfugiés et des exilés politiques. Les pays agissent avec une extrême prudence. Dans le cas du million de Russes blancs exilés entre 1917 et 1921, les capitales ne veulent pas prendre le risque de heurter Moscou. 

Comme le commissaire Nansen ne parvient pas à convaincre les États membres de la SDN de renoncer à un fragment de leur souveraineté sur la politique d’asile, il crée pour les réfugiés apatrides le « passeport Nansen » en 1922. Ce ­d­ocument d’identité de substitution va permettre à près de 450 000 personnes (Russes, Arméniens à partir de 1924, mais aussi Assyro-Chaldéens, Kurdes, etc.) qui fuient des persécutions d’« émigrer » sans que les pays d’accueil aient signé des conventions internationales. Mais rien n’est résolu quand Fridtjof Nansen meurt en 1930 : ce passeport ne possède pas la force juridique d’un vrai passeport et la bienveillance des pays d’accueil n’est jamais assurée. 

La fragilité de l’édifice apparaît nettement et tragiquement dans les années qui suivent avec le début de l’exil des populations juives d’Europe centrale, puis d’Allemagne. À nouveau, les États membres de la Société des nations refusent d’accorder le statut de réfugié de manière collective aux juifs discriminés et persécutés par le régime nazi. Les ­nations tentent de dépolitiser ces dossiers et veillent à ne pas froisser Berlin. La prudence diplomatique cède le pas à la lâcheté alors que les mesures anti­sémites se multiplient. Confronté à son impuissance et aux frilosités coupables des chancelleries européennes arc-­boutées sur leur souveraineté territoriale, le commissaire aux réfugiés James McDonald démissionne en 1935.

La naissance du Haut Commissariat aux Réfugiés

La deuxième séquence s’ouvre après la Seconde Guerre mondiale. Elle est bien sûr marquée par le traumatisme de ­l’Holocauste, le déplacement des populations juives, des minorités allemandes dans l’Europe de l’Est (12 millions d’« ­Allemands ethniques » chassés d’URSS) et de la minorité palestinienne avec la création de l’État d’Israël en 1947. Des millions de personnes sont concernées. C’est dans ce contexte que le Haut Commissariat  pour les réfugiés (HCR) est créé au sein de l’ONU et que la convention de 1951 sur le statut des réfugiés est adoptée. Les deux sont intimement liés. Le HCR a deux fonctions : assurer une protection juridique et une assistance humanitaire aux réfugiés.

C’est une étape décisive, mais on ignore souvent que le texte de la convention est très restrictif. Seules les personnes qui ont été déplacées avant 1951 et exclusivement en Europe occidentale peuvent être reconnues comme réfugiés internationaux. Le champ d’application est donc très réduit ! Tout le travail du HCR va être d’étendre son champ de compétence géographique et chronologique. L’histoire du HCR, c’est bien celle d’une extension de son domaine d’intervention en matière de protection et d’assistance.

Pourtant, les limitations politiques de l’action du HCR resurgissent dès les années 1950 : la guerre froide paralyse toute forme de prise en charge de réfugiés qui affecterait directement l’antagonisme Est-Ouest. Le HCR n’assiste pas les dissidents russes, les transfuges allemands à Berlin, les Tchécoslovaques en 1956, les Hongrois en 1968 : des organisations américaines ou ouest-européennes s’en chargent.

Sans possibilité d’agir dans les pays développés, l’agence onusienne va s’occuper des ­réfugiés « invisibles » du tiers-monde, des oubliés de l’Histoire dans les pays en développement. C’est là que prennent place les grands déplacements de population à partir des années 1960. Les ­Algériens réfugiés en Tunisie et au Maroc pendant la guerre d’indépendance, les Chinois de Taïwan, les Congolais puis, dans les années 1970, les Cambodgiens, Laotiens, Vietnamiens et Soudanais. Les réfugiés palestiniens sont quant à eux « gérés » par une organisation spécifique de l’ONU, l’UNRWA, qui les sépare du reste des déplacés du tiers-monde censés « rentrer chez eux » une fois réglée la crise qui les a fait fuir.

La stratégie de l’agence est claire : créer un état de fait en se rendant utile sur le terrain et protéger de plus en plus de personnes. On parle de « stratégie des bons offices ». Le droit intervient ensuite. Cette stratégie permet au HCR d’étendre en 1967, à travers un protocole additionnel, le mandat initial de la convention de 1951 pour s’occuper de toutes les « personnes déplacées ». Ce protocole intègre les acquis juridiques d’autres conventions internationales : celle de l’Organisation de l’unité africaine de 1969 et celle des États latino-américains de 1984.

Une stratégie d’extension

Avec la fin de la guerre froide, la pression politique sur le HCR se relâche. Dans les années 1990, le juriste soudanais ­Francis Deng réalise un immense travail qui ­débouche sur la reconnaissance juridique des déplacés internes. Contrairement au réfugié qui franchit une frontière internationale, le déplacé interne, victime de la même violence, fuit son lieu de résidence habituelle mais reste dans son pays. Le HCR substitue donc sa protection juridique à celle d’États démissionnaires, sur des populations particulièrement vulnérables. L’agence onusienne intègre aussi progressivement d’autres catégories de déplacés parmi les bénéficiaires de son assistance et de sa protection : les apatrides, les déplacés qui « retournent » chez eux, les gens « en situation de déplacement », les déplacés en raison de catastrophes sanitaires et environnementales, les « flux mixtes » (qui mêlent des demandeurs d’asile potentiels et d’éventuels migrants économiques sans papiers), bientôt les réfugiés climatiques, etc.

Durant cette période, c’est toute la stratégie d’extension du HCR qui est confirmée et amplifiée avec la prise en charge « sur le terrain » de types de population de plus en plus divers et multiples. À partir de 2005, le HCR a, de facto, une tutelle sur la gestion de la plupart des crises et coordonne l’action entre les organisations intergouvernementales et les ONG. Son autorité s’exerce principalement dans les pays du Sud où se déroulent les crises majeures du xxe et du xxie siècles et où se trouvent 90 % des réfugiés.

Épilogue

De cette fresque historique, on peut ­retenir deux choses :

> Les mouvements de réfugiés sont le produit de crises ponctuelles mais se prolongent dans le temps. Il suffit de penser aux Palestiniens du Proche-Orient et des Territoires, aux Afghans du Pakistan et d’Iran, aux Congolais, aux Rwandais... De nouvelles générations de réfugiés naissent, vivent et meurent dans les villes et les camps du tiers-monde.

> Parmi les trois solutions que le HCR applique au problème des réfugiés – le rapatriement, l’installation dans un pays tiers riche, l’intégration sur place –, c’est la troisième qui s’impose dans les faits. Le rapatriement vers des zones de crise endémique est souvent inenvisageable et les pays développés ferment leurs portes aux exilés.

On en vient donc à laisser les pauvres chez les pauvres. 

1 Inclut des personnes se trouvant dans une situation analogue à celle des réfugiés.
2 Les 300 000 réfugiés vietnamiens sont bien intégrés et, dans la pratique, ils bénéficient de la protection du gouvernement chinois.
3 Le chiffre relatif aux réfugiés syriens en Turquie est une estimation du gouvernement.
4 Estimation du HCR.

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