C’est étrange comme on oublie ces jours d’avant, ces jours d’avant la guerre en Ukraine, d’avant l’invasion par la Russie de Vladimir Poutine. Dans ces quelques semaines précédant l’agression ouverte d’un État par un autre – l’armée russe à la conquête des terres ukrainiennes –, qui y croyait ? qui l’aurait cru ? qui même acceptait de simplement l’envisager ?

Les États-Unis lançaient avertissement sur avertissement : les Russes vont y aller disaient-ils, Moscou a amassé des hommes aux frontières, des dizaines de milliers de soldats, plus de cent mille, voire cent cinquante mille, avec échelons de ravitaillement, dotations de campagne et soutien ; ils sont prêts, dans les starting-blocks, il suffit d’un ordre, d’un davaï ! – « allons-y ! » en russe.

Le déploiement militaire s'était effectué sous nos yeux, au grand jour.

Et de fait, le déploiement militaire s’était effectué à un pas de sénateur, mais sous nos yeux, au grand jour. Washington, l’Otan et les Européens l’avaient documenté avec leurs satellites. Les Russes ne s’en étaient pas vraiment cachés, noyant le poisson en parlant semaine après semaine de manœuvres. Une maskirovka (une « ruse ») classique, destinée à conforter ceux qui ne voulaient pas voir, les plus nombreux.

Ces derniers avaient d’ailleurs des arguments, de vrais et sérieux arguments. Que vaut la parole des États-Unis ? interrogeaient-ils en rappelant les mensonges éhontés de Washington sur les armes de destruction massive en Irak.

Et puis, pourquoi Vladimir Poutine prendrait-il le risque d’envahir l’Ukraine, qu’aurait-il à gagner à briser l’ordre établi, à mettre en péril les fragiles équilibres tissés depuis la fin de la guerre froide ?

Enfin, le président russe ne venait-il pas, sept ans plus tôt, de ravir sans coup férir le trophée si symbolique de la Crimée ? Cette Crimée, avant-poste sur la mer Noire, qui contrôle l’accès à la mer d’Azov et ouvre un débouché sur les mers chaudes, l’éternelle obsession de Moscou.

L’annexion de la Crimée s’était faite en douceur, presque sans douleur. Des traités internationaux garantis par l’engagement des États avaient été violés, des interdits bafoués. Au prix de quelques sanctions tenues pour négligeables par le Kremlin, et à la grande satisfaction de Vladimir Poutine qui renouait là les fils d’une histoire brisée, selon lui, par « l’effondrement de l’URSS, la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », comme il l’affirmait dans son adresse à la nation du 25 mai 2005.

Moscou pavoisait, la population russe était heureuse. Vu du balcon européen, il n’y avait pas de raisons – je veux dire objectives, rationnelles – d’aller plus loin. L’ancien président ukrainien, le prorusse Viktor Ianoukovitch, renversé par la révolution orange, était parti en exil à Moscou. L’Ukraine avait opté pour l’Europe. La Russie s’était emparée de la Crimée. Un point partout, balle au centre. En diplomatie, cela s’appelle un compromis.

Certes, il y avait le soulèvement du Donbass, ces mystérieux « petits hommes verts » arrivés discrètement de Russie en uniforme pour inciter les « prorusses » ukrainiens à prendre les armes contre Kiev ; ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils faisaient depuis maintenant sept ans – treize mille morts dans une guerre hybride, illisible.

Une partie des habitants du Donbass se disaient « prorusses », d’accord. Mais étaient-ils « pro-langue russe » ou « pro-Russie » ? Se soulevaient-ils pour pouvoir parler le russe en Ukraine comme ils l’affirmaient ? Ou pour rallier la Russie ? Ce n’était pas clair, rien n’était clair. Et dans les négociations lancées afin de poser un couvercle sur la marmite, la mauvaise foi le disputait ardemment à la lassitude. Alors à quoi bon le Donbass ? Pourquoi se préoccuper d’un conflit de basse intensité sur ces terres aux marches de la Russie, à l’extrême est de l’Ukraine, de cette U-kraïna elle-même « terre des confins ».

Cela, c’était il y a un an. Avant l’invasion du 24 février 2022, avant que les premières salves de missiles de croisière et balistiques ne s’abattent sur Kiev, avant que ne déboulent les troupes d’assaut débarquées d’hélicoptères d’attaque russes, avant l’offensive des chars par le nord, le sud et l’est, avant le surgissement des cent cinquante mille soldats, avant le déploiement de l’« opération spéciale » – cet euphémisme imposé en Russie pour ne pas avoir à parler de « guerre », avant l’opération de « dénazification », avant que le Z ne devienne un signe de ralliement en Russie…

De la confuse Ukraine en crise politique permanente n’émergeait alors en Occident qu’une image forte, une seule : celle d’un pays qui, trois ans plus tôt, venait de se donner un comique pour chef d’État. Oui, un jeune gars du nom de Volodymyr Zelensky, qui s’était illustré en faisant le « clown » dans des sketches à la télé avant d’incarner le rôle principal d’une série populaire : Serviteur du peuple. Énonçant cela, je me souviens du non-dit implicite dans les cercles réputés sérieux : un « comique » à la tête du pays des Femen, ces activistes aux seins nus ? Surréaliste, non…

Je ne sais si Vladimir Poutine estimait lui aussi la situation surréaliste. Je ne le crois pas, ce n’est pas son style. Lui se revendique grave, sérieux, héritier des convulsions de l’histoire et porteur d’un dessein de type messianique : rétablir la grandeur de l’empire des tsars et de l’URSS en une bien improbable synthèse. Depuis son accession au pouvoir voici plus de vingt ans, l’obscur lieutenant-colonel du KGB basé à Dresde, alors en Allemagne de l’Est, s’est enfermé dans sa vision. De plus en plus raide, de plus en plus seul dans sa résidence privée aux rideaux tirés en plein jour, d’où il ne sort que pour de rares mises en scène chorégraphiées à l’avance.

Dans une interview parue dans Le Monde le 11 août, l’opposant russe emprisonné Ilia Lachine faisait remarquer que Vladimir Poutine vivait dans l’inconfort : il ne se sent toujours pas « légitime », insistait-il. J’avais trouvé ce propos très juste, tant il est vrai que l’on peut être dictateur, disposer littéralement du droit de vie et de mort sur son peuple, être invité à arpenter la grande galerie des Glaces du château de Versailles, se voir admis dans le club très fermé des sept grandes puissances du monde – élargi à huit –, sans pour autant se sentir « légitime ». Parce que le passé vient toujours vous « titiller », parce que l’on a grandi à l’école des voyous, parce que l’on sait avoir menti, biaisé, triché, truandé, volé, fait assassiner.

Parler mat, c’est s’affirmer en homme viril. C’est aussi vouloir faire peur, choquer, effrayer. 

Et tout cela, Vladimir Poutine l’a commis. Il a beau faire, cela pèse, cela ressurgit par bouffées : le « bâton » pour les oligarques, les « chiottes » pour les Tchétchènes, la prison pour les « singes » de l’opposition russe… Ce vocabulaire violent, grossier, souvent obscène, à un nom en Russie : il s’appelle le mat. Le mat, c’est cet argot que l’on apprend à l’école de la rue et qui est en usage dans le monde de la pègre, chez les Vory v Zakone, littéralement les « voleurs dans la loi », les caïds. Parler mat, c’est s’affirmer en homme viril. C’est aussi vouloir faire peur, choquer, effrayer. Le mat est une marque d’appartenance, un signe de reconnaissance. En user, c’est dire : « J’en suis. »

Et Vladimir Poutine en « est », sans doute possible. Il l’a encore récemment – et formidablement – revendiqué à l’Élysée, en pleine conférence de presse avec Emmanuel Macron. C’était le 7 février 2022, deux semaines avant l’invasion. Dans l’atmosphère compassée des ors de la présidence française, les deux chefs d’État étaient chacun derrière leur pupitre, la presse face à eux, l’Ukraine à l’ordre du jour. Les bruits de bottes résonnaient, on se refusait à envisager une invasion.

C’est alors que Vladimir Poutine crucifia les dernières négociations. Pour marquer le coup, pour choquer et effrayer aussi, il s’exprima en mat. Oui, en argot russe. De l’Élysée, face à la presse, il adressa une ultime mise en garde à son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky. La phrase qu’il prononça était stupéfiante, compréhensible mais quelque peu énigmatique, une sorte de message codé : « Que cela te plaise ou non, ma belle, à toi de le supporter. »

On imagine l’hésitation des traducteurs, la perplexité générale. On perçoit d’instinct la menace dans le propos, sans vraiment en saisir les contours. On finira toutefois par comprendre, par décoder. Et, de nouveau, on se pincera. Cette phrase du maître du Kremlin n’était rien d’autre qu’une grossière référence à la transcription en mat du conte La Belle au bois dormant.

Une version « voyou russe » que voici :

 

Dans la tombe, elle dort ma belle

Je m’incline et je te baise

Que oui ou non cela te plaise

À toi de l’supporter ma belle.

 

« Ma belle », c’était Volodymyr Zelensky, le président ukrainien. C’est à lui que s’adressait Vladimir Poutine. Le message lancé de l’Élysée était explicite : « Je vais te b… et tu n’auras d’autre choix que de le supporter. »

D’aucuns parleraient d’une volonté affirmée de viol. Ils verraient dans ces propos du président russe l’annonce prémonitoire du viol d’un pays qui, parce qu’il refuse de se donner, serait pénétré de force. Ce n’est pas inexact mais, pour ma part, j’y vois un autre élément : la rivalité, la revanche, le besoin viscéral de rabaisser des « frères » traîtres à la cause.

Depuis son indépendance obtenue en 1991 – garantie, au prix du transfert à la Russie de son parapluie nucléaire, par la signature trois ans plus tard du mémorandum de Budapest par la fédération de Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni –, l’Ukraine n’a cessé de s’affranchir des liens qui la rattachaient à l’empire défunt – cet empire dont Moscou se revendique l’héritier. Ancien bastion militaro-industriel et grenier à blé de l’URSS, l’Ukraine et ses 44 millions d’habitants se sont pas à pas libérés d’une pesante tutelle en se tournant vers l’Europe, l’Ouest plutôt que l’Est.

Un choix ardu, compliqué, exigeant, tant les obstacles étaient et restent nombreux. On ne s’extirpe pas de la gueule de l’ours sans blessures. Et l’ours a faim : au travers de l’Ukraine, il joue son identité, son statut, sa « légitimité ». Comment tolérer sur ses marches une « nation sœur » bravache, frondeuse, décomplexée ? Dirigée, qui plus est, par un « Coluche » local ? Plutôt humiliant, n’est-ce pas…

Les présidents russe et ukrainien ne se sont, à ma connaissance, jamais rencontrés et je crois qu’il y a de vraies raisons à cela. Je pourrais sans doute expliquer cette impossibilité d’un tête-à-tête par de profondes considérations géostratégiques qui reprendraient pour partie les justifications du Kremlin : la supposée menace de l’Otan, les visées hégémoniques des États-Unis, la langue comme facteur d’appartenance nationale (comme si, par exemple, le Congo devait être la France puisqu’on y parle français), la dégénérescence de l’Occident, les mémoires historiques divergentes… Mais, dans le fond, tout au fond, cela me paraît bien plus simple : un fossé vertigineux sépare les deux hommes plantés chacun sur une rive. À l’Ouest le « clown », à l’Est le « caïd ». Entre les deux, le vide.

De cette hypothèse, je tiens pour preuve un détail, un simple sketch qui remonte à quelques années et qui, à l’époque, a dû faire « siffler » bien des oreilles au Kremlin. C’était avant l’invasion, du temps où Volodymyr Zelensky n’était encore – je le répète – qu’un « Coluche » local, un amuseur célébré à travers l’Ukraine en raison de ses parodies diffusées à la télévision.

Le sketch, évoqué dans le livre Le Combat de nos vies (Talent Éditions, 2023) par l’ancienne attachée de presse du président ukrainien, Iuliia Mendel, démarre ainsi : nous sommes sur un plateau baigné par la lumière des projecteurs. Entre en scène un acteur de Kvartal 95, la troupe d’humoristes de Zelensky, qui se lance dans une tirade quelque peu grandiloquente : « L’avenir de l’Ukraine ne dépend en réalité ni de l’Europe ni des États-Unis, mais… – quelques secondes de silence pour ménager l’effet – … des seules migraines d’Alina Kabaeva ! (Alina Kabaeva, une célèbre gymnaste russe, est la maîtresse de Poutine.)

Zelensky est le symptôme de la fronde d’un peuple, le bouffon qui donne à voir le maître dénudé.

Apparaît alors un homme déguisé en femme, outrageusement maquillé, vêtu d’une sorte de tutu rose. C’est Zelensky, travesti en amante du maître du Kremlin. Et l’Ukrainien, dans son tutu rose, les traits surlignés, les gestes outrés, se met à pester contre son homme rentré tardivement à la maison sans prévenir. Poutine (c’est un autre acteur qui parle) s’excuse, se défend : il devait s’occuper des soldats russes infiltrés en Crimée.

« NE ME MENS PAS ! explose Zelensky-l’amante, bras au ciel dans son tutu rose. Moi, je regarde la télévision russe ! Il n’y a pas de troupes en Crimée ! »

Poutine pris au piège de ses discours, l’absurdie mise en abyme dans une scène de boulevard, éclats de rire libérateurs dans les studios.

L’humour est un abrasif, il décape. C’est aussi une arme dévastatrice. Zelensky en tutu rose, Zelensky porté à la présidence par 73 % des suffrages, Zelensky de langue maternelle ruswse, Zelensky devenu « serviteur du peuple », ne refuse pas seulement de faire allégeance : il est le symptôme de la fronde d’un peuple, le bouffon qui donne à voir le maître dénudé.

Un homme dangereux, donc. Capable de « réfuter les mensonges énoncés en russe avec des vérités énoncées en russe », comme il l’a dit lui-même dans son discours du 5 février 2021. À même de faire voler en éclats les discours de propagande – « Nous continuerons de parler russe, nous ne laisserons personne privatiser la langue russe », affirme-t-il encore dans un message vidéo le 5 mai suivant. Et surtout un homme de ressources, fort d’un courage inattendu – « Je n’ai pas besoin d’un taxi, j’ai besoin de soutien », lance-t-il dans les premières heures de l’invasion, en réponse à une offre d’évacuation des États-Unis.

Dans les faubourgs de Kiev bombardée, des commandos russes sont à ses trousses. Les hélicoptères d’assaut vibrionnent dans le ciel ukrainien. Les chars avancent en colonnes ronronnantes. Les hostilités sont ouvertes.

 

***

 

Vladimir Poutine endosse l’agression dans un discours télévisé diffusé à l’aube du 24 février 2022. Moscou, annonce-t-il impavide, a déclenché une « opération militaire spéciale ». L’objectif ? « Démilitariser et dénazifier l’Ukraine. » Le moyen ? Les soldats ukrainiens doivent immédiatement « déposer les armes ». Le ton est martial mais elliptique, la proclamation lapidaire, du type : « Nous allons remettre de l’ordre chez les p’tits gars d’à côté. »

L’Europe se réveille confrontée à un passé qu’elle croyait révolu : la guerre, cet impensé enfoui sous « les dividendes de la paix » depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Là, chacun le comprend intuitivement, la brisure est profonde, violente, nette, peut-être irrémédiable.

Les images venues d’Ukraine tétanisent. Une équipe de télévision de CNN filme à moins d’une quinzaine de mètres des commandos russes prenant possession de l’aéroport de Kiev. Sur d’autres images, on entend les détonations, les tirs, le fracas des bombes. On voit d’imposants panaches de fumée, des flammes léchant des immeubles éventrés.

Le ciel tombe sur la tête de l’Ukraine. Pourquoi ?

En direct sur les réseaux sociaux, les hélicoptères de combat survolent les champs en rase-mottes, de longues colonnes de blindés progressent. On entend des témoignages : des femmes en larmes, des enfants terrifiés dans les caves. On respire la peur. On voit se dessiner l’exode des foules terrifiées, entassées sur les quais de gare, sacs plastique à la main. On entend l’incompréhension, on la partage. Le ciel tombe sur la tête de l’Ukraine. Pourquoi ?

Mais il est trop tôt pour revenir en arrière. Sur les écrans, le film – hypnotique, bouleversant, tragique – défile en accéléré. L’Occident est scotché. On se pince : c’est vraiment la guerre, la vraie ? Et cette histoire de « dénazification », c’est quoi ? Retour vers le futur ? Le début de la troisième guerre mondiale ? Tout se brouille, s’emmêle. Les images haute définition tressautent comme une version remastérisée et colorisée des archives de la Seconde Guerre mondiale.

Des experts comparent les forces en présence : l’armée russe vs l’armée ukrainienne. Ils ont des chiffres, des diagrammes qu’ils tirent d’armoires poussiéreuses. Leurs mots datés de la guerre froide sont vieux de dizaines d’années. Leur verdict tombe, tranchant : les forces sont déséquilibrées, le rouleau compresseur russe va balayer l’Ukraine, c’est inéluctable, mathématique, sans espoir, une question de jours, une ou deux semaines tout au plus.

Je vais être direct : dans ces premières heures, je bouillais d’indignation. Ne pas avoir voulu voir venir l’invasion et, sitôt le fait accompli, se préparer à l’entériner, cela m’apparaissait obscène, indécent. J’ai vécu cinq ans dans la Russie de Poutine, je n’ai jamais oublié la phrase – délicieuse en russe, et si juste – de Viktor Tchernomyrdine, Premier ministre russe de 1992 à 1998 : « On a voulu faire au mieux, on a fait comme d’habitude. » J’ai parcouru l’Ukraine indépendante : Kiev, la Galicie, le Donbass, des terres meurtries, tiraillées entre l’Europe et l’Asie, broyées par le fer et par le feu (pour reprendre le titre du grand roman historique ukrainien d’Henryk Sienkiewicz) des visées varègues, tatares, lituaniennes, polonaises, cosaques, russes, bolcheviques, staliniennes, nazies, soviétiques… Et ç’aurait été simple : une petite équation, un slide en fond d’écran et, hop, affaire réglée !

Ça ne l’était pas, bien sûr. Passé du tutu rose au treillis, il y eut d’abord Zelensky qui déclina le « taxi » pour se retrancher fermement avec son gouvernement, avec l’état-major, avec la population, dans une capitale que les commandos russes infiltraient déjà. Il y eut ces réactions spontanées des civils qui masquèrent les panneaux sur les routes, qui indiquèrent la direction de Moscou quand des soldats russes égarés demandaient celle d’une localité, qui firent de chaque village une petite forteresse retranchée derrière des guérites improvisées, qui prirent les armes – les fusils de chasse, les vieilles pétoires gardées en souvenir, tout ce qui traînait. Cela s’appelle la résistance. L’esprit de résistance était là, bien installé.

L’indépendance, la révolution orange, les obstructions russes avaient été le ferment d’une société civile qui avait appris à s’organiser, qui était réactive, puissante, volontaire. 

Il ne relevait pas d’un miracle, il ne surgissait pas inopinément. Il s’était forgé tout au long des rudes années d’émancipation. L’indépendance, la révolution orange, les obstructions russes avaient été le ferment d’une société civile qui avait appris à s’organiser, qui était réactive, puissante, volontaire. Par ses visées, Vladimir Poutine avait paradoxalement façonné dans ce pays qu’il tient pour « le berceau de la Russie » une société qu’il ne comprenait pas, dont il ne voulait pas et qui même – peut-on penser – le révulsait. La « verticale du pouvoir » et le « serviteur du peuple » : deux projets politiques radicalement opposés, irréconciliables dans un même espace supposé « russe ».

Quelques jours après l’invasion, je suis allé en Ukraine. À l’arrière parce qu’une guerre se joue toujours à l’arrière. Si l’arrière tient, le front peut tenir. Si l’arrière lâche, le front s’écroule.

L’arrière donc était la ville de Lviv, passage quasi obligé des réfugiés fuyant l’invasion. Des flots de femmes, de vieillards et d’enfants apeurés débarquaient des trains bondés arrivant de l’est et du centre du pays. Des cantines étaient organisées, des bols de soupe distribués, des nécessaires de toilette et des couches aussi, de grands panneaux offset indiquaient les possibilités d’hébergement, des numéros de téléphone y étaient inscrits en cas de difficulté, et si on appelait une voix répondait.

La gare dégueulait de monde, mais elle restait propre. La fatigue, l’angoisse, l’incertitude ne laissaient place à aucune panique. Les organisations humanitaires étrangères – rodées aux conflits du tiers-monde – étaient là, les bras ballants, dépassées, comme hébétées.

Des camions venus d’Europe affluaient, chargés de vieux pulls, de jouets usagés, de chaussettes défraîchies, de dentifrice, de savon, de boîtes de conserve… Les Ukrainiens réclamaient à cor et à cri des armes : c’est de cela que nous avons besoin, disaient-ils, laissant poliment entendre qu’on ne repousse pas une invasion à grande échelle avec des boîtes de conserve. Les Allemands venaient peu avant de faire un grand pas : un don de… 5 000 casques.

L’arrière tenait, le front prit forme. Violemment. D’abord des petits coups de main. Puis des embuscades. Des colonnes de chars bloqués par un tir de roquette sur le blindé de tête, des hélicoptères abattus par des missiles, des commandos repoussés dans de brefs, mais âpres affrontements.

Et la machine de guerre russe se bloqua, se mit à patiner dans la boue et la neige, sans plus pouvoir avancer – rappelez-vous : « On a voulu faire au mieux, on a fait comme d’habitude. » Les soldats immobilisés s’interrogeaient. On ne leur avait pas dit où ils allaient ni pour quoi faire. Certains se croyaient en Russie. D’autres pensaient être accueillis en « libérateurs ». Ils se découvraient envahisseurs, ennemis.

Un premier train de sanctions est pris. Elles s’ajoutent à celles déjà adoptées après l’invasion par la Russie de deux provinces géorgiennes, l’Abkhazie et l’Ossétie (2008) ; après l’assassinat dans une prison moscovite de l’avocat Sergueï Magnitski, symbole de la lutte contre la corruption (2009) ; après l’empoisonnement au « Novitchok », un neurotoxique, d’un agent du renseignement militaire russe (GRU) réfugié en Angleterre, Sergueï Skripal (2018) ; après l’annexion de la Crimée (2014) et ainsi de suite, ainsi de suite...

Boutcha, Irpin, Marioupol, Mykolaïv : ces noms deviennent familiers.

Les soldats russes, stoppés dans leur avancée, dotés de peu de soutien – la résistance n’était pas prévue, l’opération devait être éclair, le fruit étant supposé mûr –, se mettent à vivre sur la bête. Des vols d’abord, du pillage ensuite, puis des viols, des exécutions sommaires, des disparitions par dizaines, par centaines. C’est une litanie d’horreurs. Boutcha, Irpin, Marioupol, Mykolaïv : ces noms deviennent familiers.

L’État russe ne cille pas, nie sans vergogne, déploie la propagande lourde : « C’est la faute aux nazis. » En sous-main, Moscou pousse au déplacement des populations, au rapt d’enfants isolés, transférés en Russie pour leur « bien ». Tous les registres de la menace sont déployés. Un missile hypersonique baptisé Kinjal (« poignard ») est tiré sur l’Ukraine – capable d’atteindre dix fois la vitesse du son, cet engin avait été qualifié d’« arme absolue » « pratiquement invincible » par Vladimir Poutine dans un discours de mars 2018. L’occupation de la centrale atomique de Zaporijjia, la plus grande d’Europe, sert, elle, de gage au chantage nucléaire. « Retenez-vous ou je fais un malheur », avertit implicitement le président russe.

Les sanctions se multiplient : les banques, le gaz, le pétrole, les interdictions de séjour… Elles touchent les compagnons de route du poutinisme, ces anciens responsables politiques européens rétribués par le Kremlin en jetons de conseils d’administration. Ils sont nombreux à être pris les doigts dans le pot de miel : François Fillon en France, Gerhard Schröder en Allemagne, et d’autres en Italie, en Espagne, en Belgique, dans les pays nordiques.

La guerre révèle. Ce qu’elle dit de l’Europe n’est, dans un premier temps, guère reluisant. Comme un réveil douloureux après une accoutumance à l’argent russe, au gaz russe, au pétrole russe.

Les anciens pays de l’Est sonnent le branle-bas. Ils connaissent la patte de l’ours, ils n’ont aucune illusion. La Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Roumanie, la Moldavie, la Bulgarie, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, tous – excepté la Hongrie – multiplient les initiatives, applaudissent aux premières livraisons d’armes des États-Unis et de l’Angleterre. Des gilets pare-balles, puis des munitions, puis des missiles, du renseignement, des obusiers, de l’artillerie. La France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, toute l’Europe se joint au mouvement.

Moscou hurle, tempête, hystérise. Les milices tchétchènes du cruel Ramzan Kadyrov sont envoyées en renfort. Le commandement militaire de « l’opération spéciale » est chamboulé. « Nous n’avons pas encore commencé les choses sérieuses », tonne Vladimir Poutine le 7 juillet, cinq mois après le début de l’invasion.

La ville de Kharkiv, si proche de la Russie, libérée des nazis par les Soviétiques en 1943, menaçait d’être prise : elle respire, et c’est en russe qu’elle se proclame fière d’être ukrainienne.

Mais ça ne fonctionne toujours pas. Pendant l’été, les Ukrainiens reprennent du terrain. La ville de Kharkiv, si proche de la Russie, libérée des nazis par les Soviétiques en 1943, menaçait d’être prise : elle respire, et c’est en russe qu’elle se proclame fière d’être ukrainienne.

Au début de l’automne 2022, Vladimir Poutine sonne l’heure de la mobilisation. Trois cent mille hommes, dont beaucoup de « raflés », rejoignent l’armée pour suivre une formation express. La milice para-étatique Wagner – son emblème : un viseur pointé sur une tête de mort, fond noir, liseré rouge sang – est renforcée. Pour garnir les rangs de ses mercenaires, l’État russe vidange ses culs-de-basse-fosse en faisant miroiter aux détenus amnistie et espèces sonnantes. Les cinquante mille Wagner, composés à 80 % de repris de justice et lourdement équipés, sont placés en concurrence avec l’armée. Le mat devient officiellement la langue du Kremlin. C’est une fusion. L’État se dissout dans le crime, la terreur. Un État terroriste.

 

***

 

Dans une partie de poker, il arrive qu’un joueur fasse tapis. Faire tapis, c’est tout miser d’un coup et contraindre les autres joueurs à un choix radical : ou se coucher (et perdre la mise déjà engagée), ou suivre (en s’alignant).

On ne fait jamais tapis en début de partie. On jauge d’abord, on montre les muscles, on introduit le doute, on enclenche un engrenage, on crée un rapport de force, on déstabilise, on use, on fragilise. Quand survient le moment paroxystique du tapis – tout gagner ou tout perdre –, les esprits sont tendus, à cran.

Ce poker, Vladimir Poutine l’a engagé bien avant le 24 février 2022. Pendant des années, derrière les murs aveugles du Kremlin, il s’y est préparé en solitaire. En solidifiant son emprise sur son pays, en amassant patiemment un trésor de guerre, en développant des armes « absolues », en étendant son influence, en grillant les « lignes rouges » une à une.

L’invasion de l’Ukraine, voilà un an, a braqué la lumière. La mise était cette fois trop élevée, impossible de laisser « passer ». Les joueurs de premier rang – l’Europe, l’Otan, les États-Unis – n’ont eu d’autre choix que de s’asseoir avec d’infinies précautions à la table dressée par le Kremlin (souvenez-vous des 5 000 casques !).

Vladimir Poutine a pris goût au poker, c’est un joueur acharné, il est accro, il « en a ». Plus les champs ukrainiens rougeoient, plus les enchères grimpent. Jusqu’aux tanks occidentaux fournis à Kiev. Jusqu’aux nouveaux systèmes de défense antiaériens installés à Moscou.

Attroupés autour de la table de jeu, de nombreux observateurs intéressés et attentifs se poussent des coudes : la Chine, qui revendique Taïwan et a soif d’énergies ; l’Iran, engagé dans un bras de fer nucléaire ; la Turquie et ses aspirations impériales.

Derrière, d’autres s’agitent dans l’ombre : l’ONU, gardienne d’une loi internationale bafouée sans états d’âme ; les pays du Golfe, qui se demandent s’il n’y aurait pas là une opportunité ; l’Inde, ravie d’acheter du gaz et du pétrole russes à prix bradés ; les anciens satellites de l’URSS en Asie centrale, dubitatifs et inquiets ; les pays en voie de développement, déjà appauvris par le Covid et qui redoutent d’être laissés pour compte.

La partie progresse. Mécanique.

Les joueurs abattent leurs cartes. Tendus.

Les mises montent. S’empilent.

Les regards se durcissent. Fatigués.

On bluffe, on relance, on remet au pot.

Tapis ? 

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