Alors que l’hiver est à son point le plus rigoureux, l’Ukraine subit presque quotidiennement des bombardements qui mettent à mal les infrastructures vitales du pays. Des dommages sévères causés au réseau électrique occasionnent sur tout le territoire des coupures régulières d’électricité, d’eau et de chauffage, mais aussi de téléphone et d’Internet. Non seulement ces bombardements privent les Ukrainiens de chaleur et de lumière, mais ils fragilisent aussi le lien social. Il devient très difficile de prendre des nouvelles de ses proches ou de s’informer sur ce qu’il se passe dans le pays.

Pour autant, l’ensemble du pays continue de fonctionner. Une partie des déplacés internes ont engagé un mouvement de retour dans leur ville d’origine et ont repris leurs activités. Dans le Nord-Est, Kharkiv, qui compte 1,7 million d’habitants, s’était vidée de la moitié de sa population au début de la guerre. Beaucoup sont revenus, et ce sont 1,1 million de personnes qui tentent aujourd’hui d’y reprendre une vie « normale ». Les Ukrainiens se sont en effet habitués à vivre dans l’insécurité physique permanente et à poursuivre leurs activités, alors même que les alarmes de défense antiaérienne peuvent retentir, plusieurs fois par jour. Les administrations fonctionnent sur l’ensemble du territoire, les travailleurs font des miracles pour réparer les infrastructures après chaque bombardement, l’économie tient bon malgré les chocs. La population s’est, d’une certaine manière, adaptée.

Les gens prennent soin de leur famille, de leurs voisins d’immeuble, de leur quartier

Comment expliquer cette incroyable résilience ? Les raisons sont multiples. Il y a d’abord toutes ces solidarités de proche en proche qui se sont mises en place depuis le début de l’agression militaire russe. Les gens prennent soin de leur famille, de leurs voisins d’immeuble, de leur quartier. Les commerces se sont procuré des générateurs d’électricité et proposent aux riverains de venir se réchauffer ou de charger leurs téléphones lors des black-out. Il y a un réseau d’entraide locale particulièrement développé. Ensuite, il y a le bénévolat. L’Ukraine comptait déjà de nombreux groupes actifs depuis 2014, mais ils se sont démultipliés au printemps 2022, et sont très efficaces près des lignes de front pour acheminer des ressources là où les besoins humanitaires sont très pressants. Enfin, il y a les administrations locales qui, depuis la réforme administrative de 2016, ont reçu plus de pouvoir et plus de moyens. Ces administrations, et les personnalités locales qui les incarnent, assurent la continuité du service public, organisent l’assistance humanitaire à grande échelle et se font les relais de l’aide internationale.

Près de 90 % de la population croit en la victoire

Mais, au-delà de ces structures récentes, il y a également le temps long. Dans les années 1990, l’Ukraine a fait face à une accumulation de crises, notamment économiques, et de dysfonctionnements des infrastructures avec des coupures d’électricité ou d’eau dans de nombreuses régions. Les Ukrainiens ont donc déjà une certaine expérience de la précarité et des savoir-faire élaborés en matière de débrouille.

Forte de cette capacité d’adaptation et de ces nombreux réseaux de solidarité, la population conserve un grand optimisme. Bien entendu, chaque quartier résidentiel bombardé, chaque mort dans les décombres déclenche un choc émotionnel profond. Et la découverte de l’ampleur des violences infligées à la population civile dans les zones occupées par les troupes russes a provoqué un véritable effet de sidération. Mais dans le même temps, chaque attaque, chaque vague de bombardements renforcent les Ukrainiens dans leur certitude de se défendre face à une agression et de se battre pour une cause juste. Aujourd’hui, près de 90 % de la population croit en la victoire de l’Ukraine, même si la temporalité de cette victoire demeure très vague, et 95 % ont confiance en la capacité des forces armées à tenir bon.

Cette lutte contre la corruption symbolise une volonté de continuer, même en temps de guerre, à bâtir une démocratie  

À cela s’ajoute une confiance sans faille dans le gouvernement et le président Volodymyr Zelensky. C’est particulièrement significatif, car celui-ci était très impopulaire avant la guerre – en septembre 2021, selon les sondages, près des deux tiers de la population ne souhaitaient pas qu’il brigue un second mandat. À l’inverse, il fait aujourd’hui figure de rassembleur, et sa décision de rester à Kiev malgré le danger est très respectée. En Europe de l’Ouest, nous avons tendance à le considérer comme un homme providentiel, le héros de la nation ukrainienne, mais je dirais plutôt qu’il est à l’image de la société ukrainienne et que c’est la résistance et le courage de la population qui ont fait de lui ce qu’il est. C’est d’ailleurs, d’une certaine manière, cette exigence d’exemplarité qui a motivé les récentes mesures anticorruption du gouvernement qui ont conduit à la suspension de plusieurs hauts responsables. Il y a cette idée que si les « citoyens ordinaires » font tant de sacrifices, souffrent de privations, s’engagent et meurent au front, alors les élites se doivent de répondre à certaines attentes. Cette lutte contre la corruption symbolise une volonté de continuer, même en temps de guerre, à bâtir une démocratie.  

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

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