La guerre des récits
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La situation en Amérique est aujourd’hui dramatiquement ironique. Une partie du monde croit que les États-Unis essayent de tirer avantage d’eux, alors même que les Américains sont persuadés de se faire avoir ! Comment cela peut-il être possible ? Nous avons écrit les règles du jeu économique. Et pourtant, beaucoup d’Américains ont l’impression que le pays n’est pas au mieux, que la désindustrialisation va bon train, que les salaires confortables ont disparu… C’est donc bien que quelqu’un nous arnaque ! Cette vision de la situation renoue avec une idée qui a prévalu au xviie siècle, le mercantilisme, selon lequel le succès d’un pays repose sur le niveau de ses exportations.
Or, pour quelqu’un comme Trump, seul compte ce que l’on peut compter.
Il ne comprend pas la valeur des services, de l’éducation, de la finance même. Pour lui, seuls importent les voitures, l’acier, ce que l’on peut toucher. Et si la Chine a une balance commerciale excédentaire de mille milliards de dollars, si l’Amérique n’arrive pas à vendre ses voitures en Europe, alors c’est que les autres pays doivent tricher. Et qu’il faut donc leur faire la guerre, au moins de façon commerciale, en relevant les droits de douane.
Le hic dans tout cela, c’est que le consensus économique ne lui donne pas raison. Le déficit commercial a d’autres causes macroéconomiques, que Trump ne comprend pas. Pas plus qu’il n’a compris que, lors de son premier mandat, la hausse des droits de douane avait été compensée par celle du dollar. Mais, pour lui, seule compte l’histoire qu’il raconte, celle d’un monde truqué, où le plus grand pays de la planète devrait dominer tous les autres puisqu’il a les meilleurs produits. Les mesures qu’il propose sont inédites, à l’opposé de la culture économique du Parti républicain, qui était jusqu’ici le parti du libre-échange, de cette idée que de plus gros marchés font de plus gros profits. Elles risquent surtout d’accélérer l’effondrement de l’ordre mondial né de la Seconde Guerre, en tournant le dos au règne de la règle internationale pour lui préférer la loi de la jungle et la domination du plus fort. Et si vous n’êtes pas d’accord, alors il faudra vous punir. Trump est un bully, un petit dur qui va vous harceler et vous racketter à la sortie de l’école si vous ne lui obéissez pas.
Et c’est là où le danger, hélas, dépasse le cadre économique. Il est aussi, aujourd’hui, idéologique. Trump s’est assuré le soutien de médias détenus par des ultrariches – Rupert Murdoch, Elon Musk, et désormais Mark Zuckerberg –, grâce auquel il peut contrôler le récit de sa politique. Ce métarécit propagé par les médias conservateurs et les réseaux sociaux est assez simple : l’Amérique ne demande qu’à être grande à nouveau, et pourrait l’être si seulement on parvenait à éliminer les menaces venues de l’étranger. Pour Trump, il n’est pas question de dire, par exemple, que nos systèmes éducatifs ou de santé ne sont pas bons ou que nous avons des monopoles qui rendent la vie infernale aux Américains. Non, il faut seulement lutter contre les immigrés clandestins, les impôts excessifs – surtout ceux des milliardaires ! – et les pays profiteurs.
« Pour quelqu’un comme Trump, seul compte ce que l’on peut compter »
Est-ce que cela veut dire que nous serions revenus au Gilded Age, cette période de la fin du xixe siècle profondément inégalitaire, durant laquelle le pouvoir était détenu par une poignée de riches industriels comme Rockefeller ou Vanderbilt ? À vrai dire, je crains que la situation actuelle ne soit bien pire. Musk et compagnie sont immensément plus riches aujourd’hui, et ont nettement moins de conscience sociale. Rockefeller et ses descendants défendaient la science et l’éducation. Musk, lui, soutient des mouvements d’extrême droite, peut-être en souvenir de son enfance sous l’apartheid. Les ultrariches d’aujourd’hui mettent à profit leur puissance économique pour changer le système politique et obtenir encore plus de pouvoir, comme j’en donnais l’alerte dans mon essai Le Prix de l’inégalité. Avec pour conséquence un gouffre toujours plus béant dans la société. Les ultrariches se moquent bien de savoir que nos systèmes publics se détériorent, que l’espérance de vie baisse, que l’éducation décline. Ils ne les utilisent pas et ont les meilleurs services privés du monde. Les inégalités ne se creusent donc pas seulement en matière de revenus, mais aussi, tout simplement, en matière de qualité de vie.
Alors que faire ? Le problème est que les Américains continuent de grandir avec les thèses néolibérales de l’école de Chicago, selon lesquelles les monopoles se régulent d’eux-mêmes si on laisse faire le marché – alors même que l’histoire ne cesse de prouver le contraire. C’est un mythe qui a la peau dure. L’administration Biden a bien tenté de retourner la tendance et de s’attaquer aux monopoles, mais le pouvoir de firmes comme Google ou Amazon est aujourd’hui démesuré. Et avec le retour de Donald Trump au pouvoir, on risque de voir ce mouvement s’amplifier, et la confiance dans notre démocratie encore s’éroder.
« L’angoisse nourrit l’angoisse, surtout quand vous avez face à vous des monopoles qui n’ont aucun respect à vous offrir. »
Le seul réconfort que je trouve, dans cette période sombre, c’est la conviction que Trump sera incapable de réaliser ce qu’il a promis aux Américains. Les États-Unis sont un pays riche où trop de gens sont pauvres. L’accès au système de santé y est difficile, tout comme celui à une éducation de qualité. Chaque jour, des millions de personnes redoutent les factures de l’assurance, du téléphone, des transports. L’angoisse nourrit l’angoisse, surtout quand vous avez face à vous des monopoles qui n’ont aucun respect à vous offrir. Et Trump ne résoudra rien de cela. La question est de savoir si, dans quatre ans, le peuple américain cessera pour autant de croire à son récit, s’il en viendra à comprendre qu’il n’a aucun sens et que nos problèmes ne viennent pas de l’étranger. Il est possible que l’on y parvienne. Mais il est tout aussi probable que le désarroi nourrisse le ressentiment, que l’on blâme plus encore le reste du monde, et que l’on continue à voter toujours plus à droite. On voit déjà se diffuser une censure de la culture et des universités en Floride, dans une défiance à l’égard de la science ou dans les attaques contre une presse libre. Et ces relents d’autoritarisme ne s’arrangeront pas tant que Musk, Zuckerberg et consorts contrôleront le grand récit américain. C’est un avertissement envoyé aux Européens : ne nous enviez pas nos multinationales richissimes. Elles ne sont que le reflet de notre échec économique et politique.
Conversation avec Claire Alet
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