Vers une mondialisation belliqueuse
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Le protectionnisme est de retour. On semble autant le craindre que s’en étonner. Étrange réaction, car il a toujours été là et, à chaque crise, il réapparaît. Le libéralisme le chasse par la porte, il revient par la fenêtre. Alors, que n’a-t-on pas compris à propos de ce phénix économique ? Qu’il est consubstantiel à l’histoire de l’humanité.
Dans l’Amérique précolombienne, les échanges entre Mayas et Aztèques sont codifiés, réservés à une caste qui les pratique dans des zones neutres. Dans la Grèce et la Rome antiques, le marché des grains est administré afin d’éviter les famines. En Chine, les empereurs limitent drastiquement les échanges avec l’étranger. Il faut protéger le secret de fabrication de la soie comme celui du thé. Le premier tombe entre les mains des Byzantins au xie siècle, le second entre celles des Anglais au xixe siècle.
L’Amérique profondément attachée au libéralisme économique est un mythe
Hier comme aujourd’hui, la liberté économique totale n’existe pas. Les hommes ont toujours protégé leurs échanges. Au xixe siècle, les libéraux parlent de protectionnisme, sans toutefois apporter à ce concept une définition claire et précise. D’ailleurs, ils le confondent souvent avec le mercantilisme, qui a consisté, pour les monarchies européennes du xvie au xviiie siècle, à empêcher les sorties d’or et d’argent du royaume. Disons, pour résumer, que le protectionnisme est la « politique des États qui vise à limiter le volume des importations ». Il consiste à prendre des décisions politiques pour éloigner du marché la concurrence étrangère. Comment ? En élevant des barrières tarifaires et non tarifaires – comme les normes sociales, sanitaires et environnementales – ou en subventionnant ses champions nationaux afin de les préparer au choc de la compétition mondiale… L’Europe a souvent opté pour des aides directes aux entreprises, comme dans les cas d’Airbus ou d’Arianespace. Aux États-Unis, c’est la recherche qui a été largement soutenue : 30 % du financement de la recherche et développement (R&D) des entreprises américaines provient des aides fédérales entre 1930 et 1940, et ce chiffre grimpe à 61 % entre 1948 et 1961.
L’Amérique profondément attachée au libéralisme économique est un mythe. Dès sa création, ce pays choisit de protéger son marché contre l’ancien colon anglais. Alexander Hamilton, premier secrétaire au Trésor (1789-1795), obtient du Congrès des taxes douanières élevées et des restrictions aux importations. Un siècle plus tard, les noms des élus républicains Willis C. Hawley et Reed Smoot resteront dans les mémoires : la loi Hawley-Smoot de 1930 porte les tarifs douaniers américains à des sommets, entraîne des mesures de rétorsion dans le monde entier et aggrave la crise de 1929.
Comme l’Europe, l’Amérique a toujours usé et abusé du protectionnisme. Comment s’étonner qu’elle renoue avec ses vieux démons ?
Comme l’Europe, l’Amérique a toujours usé et abusé du protectionnisme. Comment s’étonner alors qu’elle renoue avec ses vieux démons ? Même le démocrate Biden n’est pas revenu sur les hausses spectaculaires des droits de douane imposées à la Chine par son prédécesseur. Pire, il taxe à 100 % les véhicules électriques fabriqués en Chine. Il n’a pas non plus annulé la surtaxe sur l’acier et l’aluminium européen, il l’a juste suspendue. Et enfin, dans le cadre de la loi IRA (Inflation Reduction Act) de 2022, il a lancé un vaste plan de subventions aux entreprises américaines et étrangères qui acceptent d’investir aux États-Unis. D’où la crainte des Européens de voir leurs multinationales s’installer en Amérique afin de toucher ces aides et bénéficier d’une énergie moins chère.
De retour à la Maison-Blanche, Donald Trump menace le monde entier d’une véritable guerre commerciale. Pendant sa campagne, il a évoqué des taxes supplémentaires, jusqu’à 100 % pour les produits chinois et entre 10 et 30 % pour les marchandises du reste du monde. Il prétend revenir sur le traité commercial qu’il a pourtant lui-même conclu en 2020 avec ses voisins canadien et mexicain. Plus récemment, il a parlé d’employer la force pour s’emparer du canal de Panama et du Groenland. Il propose même le rattachement du Canada à la bannière étoilée. Délires verbaux, fantasmes nourris par son hubris ? Nous verrons.
Pour l’heure, une réalité s’impose. Depuis son premier mandat, Trump a officiellement déterré la hache de guerre économique. Il est persuadé que la reconquête du prestige de l’Amérique face à une Chine qui revendique la première place passe par son réarmement économique. Un point sur lequel s’accordent républicains et démocrates, pour qui la sécurité nationale dépend de la sécurité économique. Trop longtemps, les élites de Washington ont privilégié le marché au détriment de la sécurité. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Résultat : pendant que le Congrès vote de nouvelles lois aussi bien défensives qu’offensives pour soutenir les intérêts économiques de l’Oncle Sam, l’administration désigne ses cibles. Début janvier, le département de la Défense ajoute cinq entreprises chinoises sur sa liste noire, dont CATL, leader mondial des batteries automobiles, et Tencent, qui opère le réseau social WeChat. Autant dire qu’un fournisseur du Pentagone risque de ne plus l’être s’il travaille avec ces sociétés.
L’Amérique est sur le pied de guerre économique
L’Amérique est sur le pied de guerre économique. Elle nourrit constamment son appareil de surveillance électronique en consolidant la loi Fisa (Foreign Intelligence Surveillance Act) de 1978, ce qui lui permet de mettre sur écoute l’économie mondiale. Depuis les révélations, en 2013, de Snowden, ex-agent de la CIA, on sait que la NSA (National Security Agency) peut enregistrer n’importe quelle communication et que les entreprises font partie de ses cibles. Elle renforce ses contrôles aux exportations, espérant priver la Chine des nouvelles technologies, en particulier dans le domaine des puces électroniques de pointe. Pourquoi ne pas transférer au ministère de la Défense les questions de contrôle des exportations, gérées pour l’heure par le département du Commerce ? Cela fait partie des réflexions de Washington, qui exige de ses alliés qu’ils rejoignent la croisade numérique contre la Chine. Autres projets dans les cartons : contrôler les investissements sortants, toujours pour empêcher qu’ils ne profitent à Pékin ; installer un conseiller à la sécurité économique à la Maison-Blanche, pendant du conseiller à la sécurité nationale ; créer un service de renseignement entièrement voué aux affaires économiques.
En face, la Chine ne reste pas inerte. Elle agit en « arsenalisant » son droit, qu’elle compte, elle aussi, projeter dans le monde entier. Depuis 2017, les lois et règlements s’enchaînent sur le renseignement, la cybersécurité, le contrôle des exportations, la liste des entités non fiables, contre l’application des lois et mesures étrangères, contre les sanctions étrangères, sur la sécurité des données…
Quid de l’Europe ? Elle est largement en retard d’une guerre. Ses élites ont trop longtemps rejeté l’idée qu’existe un conflit économique, considérant que la violence était le propre de la politique. Une vieille conception qui remonte à une très mauvaise lecture des philosophes des Lumières comme Montesquieu, le théoricien du « doux commerce ». Le Vieux Continent est stratégiquement nu. L’Union européenne dispose bien depuis quelques semaines d’un commissaire chargé de la sécurité économique, mais il ne peut s’appuyer sur aucune stratégie solide pour anticiper et parer les mauvais coups.
Face à une Amérique et à une Chine qui se réarment économiquement, à une Europe dans le brouillard, à une Russie agressive et aux revendications du Sud global, la mondialisation s’annonce plus périlleuse que jamais. Hélas, l’histoire montre que les guerres économiques précèdent souvent les déflagrations militaires.
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