J’aime à dire où je me situe, à l’endroit des individus et non des masses, qui n’ont ni noms ni racines. J’aime à dire que je suis Bintou Dembélé, enfant de Demba Dembélé et de Salimata Dembélé, née mi-banlieue mi-campagne. J’aime à dire que je me définis mi-homme mi-femme, ni homme ni femme, donc je suis une personne queer. J’aime à dire que je suis une Afrodescendante entourée dans mon enfance de Portugaises, d’Espagnoles et d’Algériennes, confrontée au racisme des Manouches qui vivaient dans des caravanes, des skinheads qui cassaient du Noir et du Bougnoule et du pédé.

 

J’ai été privée de la langue de mes parents, le soninké, ce manque m’a construite à travers un fantasme de l’Afrique et des États-Unis. Je suis d’origine hip-hop, une culture du refuge, une famille d’accueil, famille choisie où je pouvais être protégée. Quand je suis au Sénégal, je suis perçue comme une « toubab », une blanche ; quand je vais aux États-Unis, je suis vue comme une Parisienne ; quand je suis en Guyane française, je suis une Africaine et quand je suis en France, mon accent me désigne comme une banlieusarde. La manière dont je marche me trahit, je suis une danseuse. Mes gestes ne sont pas ceux de ma grand-mère qui allait chercher de l’eau, ce ne sont pas ceux de ma mère qui est passée du Sud au Nord. Pour moi, la danse, ce sont les gestes concrets du quotidien. En partant de ma cité, aidée par les institutions et l’intermittence du spectacle, j’ai pu faire le tour du monde, être interprète, danseuse, chorégraphe, directrice artistique.

 

 

 

En Guyane française, où j’ai travaillé quinze ans, j’ai pu réaliser que je n’étais pas seulement de culture hip-hop. Sommeillait en moi un désir d’africanité qui s’exprime à travers mon intérêt pour la culture des « nègres marrons » qui, avant l’abolition, ont fui leur joug pour inventer une société libre dans la montagne, la forêt, le marécage. Ma danse est issue de ce marronnage réinventé, cette tradition de fuites et de rebonds, jeux de jambes avec des impasses et des esquives, répétitions et circularité. Mon travail est habité par la puissance de la rue et s’inspire d’une culture des Caraïbes et d’Afrique. Il hérite aussi, consciemment ou non, du léwòz et du gwoka antillais, de la capoeira brésilienne et réunionnaise, des danses traditionnelles africaines et des arts martiaux. Ces danses sont nées de luttes : le krump est issu des révoltes urbaines de Los Angeles en 1992 ; le voguing, des combats de la communauté LGBT dans les années 1970.

 

En Guyane et aux États-Unis, j’ai compris à quel point l’histoire qu’on m’avait enseignée à l’école n’était pas la mienne. Il y a quelque chose d’occulté en France. Il est vrai que l’esclavage s’est déployé à des milliers de kilomètres de la métropole, comme les bagnes – loin des yeux, loin du cœur ! Découvrir les traces, la mémoire de cette histoire est particulièrement difficile en France, bien plus qu’aux États-Unis, au Brésil, au Canada ou en Belgique. La question de la race met tellement de temps à être assumée, parler de ce passé est tellement compliqué que même les chercheurs doivent traverser l’Atlantique. Pour moi, le hip-hop a d’abord été l’expression d’une rage, une urgence de dire ; il est devenu une quête, la recherche d’une genèse.

 

 

 

« Corps noir » est une dénomination qui n’est pas la mienne. Le corps noir, c’est un corps marchand, celui de l’esclavage ou de la colonisation, ces masses anonymes appelées pour mener les guerres, nourrir l’industrie occidentale, ces tirailleurs et ces migrants qui n’ont pas quitté l’Afrique de leur propre chef, qui ont été appelés. Ces corps noirs, ce sont les corps des violences systémiques d’aujourd’hui, cette mécanique enfermante qui nous fait revivre ce qui se répète depuis des siècles et qui va bien au-delà des violences policières. Le corps noir qui me fait honte, c’est celui du divertissement infâme des zoos humains, celui de Joséphine Baker qui, bien qu’elle résiste de l’intérieur en performant ses stratégies de survie, est récupérée à travers une mise en scène exotique et chosifiée, exhibition d’une image coloniale et violente, proche de l’animal. Même si je vois sa danse, je vois aussi la cage et la ceinture de bananes.

 

 

 

Mais plutôt que de m’attrister, de ressentir la peur et l’oppression, je préfère penser aux modes de résistance, travailler pour rester debout et mobile. À l’Opéra, j’ai répété le geste de Basquiat en rayant le mot chorégraphie. Ne jamais être enfermé dans aucune identité réductrice : je ne suis pas uniquement liée à la danse mais aussi à la voix, au chant et à la musique, en relation au cosmos et à la nature. Plutôt que de parler de « corps marrons », je préfère penser aux savoirs marrons et songer aux réflexions du philosophe Dénètem Touam Bona dans son livre Fugitif, où cours-tu ?. La danse m’a aidée à investir des espaces, à réinventer des rites collectifs, à créer du commun, de la rue aux clubs, et désormais aux scènes contemporaines. 

 

 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

 

 

 

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